C’est une démarche qui n’a pas été médiatisée, mais dont la RTS a eu connaissance en cours d’enquête: le CHUV a mis en place un système de livraison de diacétylmorphine – aussi appelée héroïne pharmaceutique – à domicile.
Des équipes rattachées au Service de médecine des addictions se rendent ainsi chez des usagers qui étaient déjà en traitement auprès du centre universitaire avant la pandémie de coronavirus et leur donnent des produits de substitution.
Dépendantes et vulnérables
La réflexion du CHUV est la suivante: les personnes dépendantes sont souvent vulnérables et elles courent ainsi des risques d’attraper le coronavirus si elles sortent dans la rue pour se rendre dans les locaux de la Polyclinique d’addictologie, là où elles bénéficient en principe des traitements.
Le CHUV a donc créé ce système de livraison à domicile. Stéphane (prénom d’emprunt) bénéficie de cette offre. Il a plus de cinquante ans et il prend de l’héroïne pharmaceutique depuis environ un an. Chaque matin, du lundi au vendredi, pendant environ quinze minutes, il reçoit la visite d’une équipe du CHUV composée de deux personnes, parfois un infirmier et un éducateur. Il s’injecte la diacétylmorphine devant eux. Le soir, il prend les pilules qui lui ont été remises le matin.
"J'aurais trop peur d'attraper le coronavirus en sortant"
"Je suis séropositif depuis l’adolescence, confie Stéphane. Alors depuis que le coronavirus est là, je ne sors presque plus, je n’ose plus. Si l’équipe soignante ne venait pas chez moi, je ne pense pas que j’oserais me rendre à la polyclinique. J’aurais trop peur d’attraper le coronavirus en sortant. Et si je ne me rends pas à la polyclinique, je serai en manque et je risquerai de replonger." Stéphane est donc "rassuré et soulagé" que le CHUV vienne chez lui.
Si le CHUV n’avait jamais proposé une telle offre, c’est aussi parce qu’il ne prescrit pas l’héroïne pharmaceutique depuis longtemps. Cela remonte au 1er juin 2018. Dans un communiqué diffusé à l’époque, le médecin cantonal Karim Boubaker expliquait que "les effets bénéfiques de tels programmes ne sont plus à démontrer. Ils s’adressent aux personnes présentant un syndrome de dépendance aux opioïdes sévère. Les essais cliniques réalisés dans sept pays et portant sur près de 2000 personnes ont montré une amélioration de la santé, de la qualité de vie et de l’insertion sociale des patients".
"Solutions pragmatiques"
La démarche du CHUV, déjà entreprise par les Hôpitaux universitaires de Genève dans le passé, fait écho à la volonté de l'Office fédéral de la santé publique de faciliter l’accès aux traitements de substitution en cette période de pandémie. Dans un courrier du 13 mars adressé aux responsables des centres pouvant prescrire l’héroïne pharmaceutique, Markus Jann, responsable de la section Bases politiques et exécution au sein de la division Prévention des maladies non transmissibles à l’OFSP, écrivait que, "compte tenu de la situation actuelle, des solutions pragmatiques sont nécessaires".
Dans son courrier, Markus Jann rappelait ainsi que l’Ordonnance relative à l’addiction aux stupéfiants stipule que, "exceptionnellement, dans des cas indiqués, la diacétylmorphine peut être administrée à domicile sous contrôle visuel du médecin responsable ou d’une personne mandatée par ses soins".
Cette lettre dévoile plusieurs mesures prises pour faciliter l’accès au traitement de substitution. L’OFSP écrit notamment que "pour les patients qui ne peuvent pas se rendre au centre, le médecin répondant peut demander à l’OFSP une autorisation exceptionnelle limitée à six mois pour un maximum de sept doses journalières. Une attention particulière doit être accordée au risque d’abus, qui doit être brièvement expliqué dans la demande". En d’autres termes, le patient peut recevoir en une fois ses doses pour une semaine.
Une pratique qui pourrait se développer
Responsable de la mise en œuvre de la loi sur les stupéfiants à l’OFSP, Catherine Ritter explique qu’au début de la crise du coronavirus, l’OFSP a décidé de traiter en priorité les demandes de prescription d’héroïne pharmaceutique des nouveaux patients, "ceci pour raccourcir le plus possible les délais qui pouvaient aller jusqu’à trois jours". Elle dit aussi qu’en cette période de crise, si l’OFSP et les cantons n’agissaient pas rapidement lorsque des patients formulaient des demandes, "ces personnes seraient encore plus exposées aux produits du marché illicite, de mauvaise qualité. Chaque fois qu’une personne va sur le marché illicite, elle s’expose aux risques d’infection. En permettant de commencer le jour même le traitement, on réduit ces risques."
Catherine Ritter estime également que livrer l’héroïne pharmaceutique à domicile "est une pratique qui est amenée à se développer au vu de l’âge vieillissant aussi des personnes dépendantes ou pour les situations telles que les fins de vie. Cela leur permet d’avoir accès au même traitement jusqu’à la fin de leur vie sans qu’on change pour un autre traitement qui leur convient moins bien sur le plan pharmacologique, mais qu’on leur demande d’adopter parce qu’on n’organise pas la visite à domicile. La visite à domicile permet d’être au plus près des besoins des personnes concernées."
Fabiano Citroni/boi
En 2018, 1763 personnes prenaient de l’héroïne pharmaceutique en Suisse
La prescription médicalisée de diacétylmorphine est très contrôlée en Suisse. Chaque demande de traitement doit recevoir le feu vert de l’Office fédéral de la santé publique.
Diffusée en octobre 2019, l’enquête réalisée par Addiction suisse et intitulée "Traitement avec prescription de diacétylmorphine en Suisse" indique qu’en 2018, 22 institutions réparties dans 13 cantons disposaient d’une autorisation pour prescrire de la diaphine.
En Suisse romande, il y a trois centres, un à Bienne, un aux Hôpitaux universitaires de Genève et un au CHUV. En 2018, 1763 patients étaient en traitement.