Etre couturière, est-ce avoir moins de compétences qu'un tailleur, et gagner forcément beaucoup moins? Surtout quand on travaille dans le même atelier pour faire grosso modo les mêmes retouches...
C'est avec ces arguments que deux quinquagénaires romandes sont parties en guerre contre leur employeur, le Bon Génie à Lausanne. Tout a commencé en 2012, quand Aline* a entendu un de ses collègues se vanter de gagner bien plus qu'elle.
"J'ai fait l'erreur de demander oralement que mon salaire se rapproche de celui de mon collègue masculin. Mon employeur m'a donné 50 francs de plus par mois, alors que mon collègue masculin gagnait 1000 francs de plus que moi", raconte-t-elle.
"On s'est fait dégrader"
Selon elle, ses revendications égalitaires lui ont valu d'être licenciée peu après. Aline n'a alors plus rien à perdre. Elle se lance dans une procédure judiciaire dont elle était loin d'imaginer l'ampleur: huit ans d'un long combat, des écritures sans fin, 61 heures d'auditions de témoins et au final, une convention plutôt favorable financièrement, mais aussi beaucoup d'amertume.
"On s'est fait dégrader. On a eu des reproches sur notre manière de s'habiller, sur le travail, pour justifier la différence salariale. Tous les moyens étaient bons", décrit-elle.
Aline ajoute qu'elle n'aurait pas tenu le coup sans l'appui d'une collègue, qui a accepté de porter plainte elle aussi. Et comme cette dernière est restée employée dans l'atelier de couture pendant tout le temps de la procédure, elle a pu documenter en quoi le travail des couturières était largement équivalent à celui des tailleurs.
Convention négociée
En face, l'employeur était persuadé du contraire. "Dans l'esprit général, la profession de tailleur implique un savoir-faire différent du métier de couturière", argumente Claudia Torrequadra, porte-parole du Bon Génie. "Mais malheureusement, l'expert désigné n'a pas retenu notre point de vue, et nous en avons pris acte."
L'employeur a donc fini par se faire une raison. Bon Génie dit avoir cherché plusieurs fois l'arrangement et proposé de se lancer dans une certification volontaire d'égalité salariale, mais la justice vaudoise a ordonné une véritable expertise. S'en est suivie l'audition de nombreux témoins. Au final, la justice a poussé les parties à s'entendre, et il a dès lors fallu négocier pied à pied une convention. Elle reste confidentielle, mais on peut dire qu'elle comprend plusieurs années de compensations salariales rétroactives. S'y ajoutent des indemnités de licenciement pour Aline et sa collègue, car la seconde plaignante a aussi dû quitter sa place à la fin de la procédure.
Cette dernière avoue que le climat de travail était devenu lourd et difficile à supporter.
Double peine avec l'impôt
Mais l'histoire ne s'arrête pas là. Actuellement, les deux couturières ont affaire au fisc. Pour Aline, qui habite la canton de Vaud, c'est la double peine."Le canton de Vaud ne reconnaît pas le préjudice subi par les femmes, l'inégalité salariale. Après 8 ans de procédure et d'humiliations, le quart de la somme que j'ai reçue comme indemnisation part à l'impôt", indique-t-elle.
Les dizaines de milliers de francs qu'elle vient de recevoir la font en effet bondir d'un coup cette année dans l'échelle fiscale et elle n'a obtenu aucun geste pour l'instant. Sa collègue qui habite Fribourg a été traitée selon un système d'imposition un peu moins péjorant.
"Une procédure de huit ans est exceptionnellement longue", atteste Karin Lempen, professeure à la faculté de droit de l'Université de Genève, spécialiste du droit du travail. "On compte en général un peu moins de quatre ans entre le moment de la saisine de l'autorité de conciliation et l'arrêt du Tribunal fédéral, pour autant que l'affaire aille jusque devant cette instance", précise-t-elle.
Plus la procédure dure, plus le maintien des rapports de travail devient illusoire, et plus le risque est grand pour le ou la plaignante, qui peut être appelée, si elle perd son procès, à contribuer financièrement aux frais d'avocats de la partie adverse, souligne Karin Lempen.
Ludovic Rocchi/kkub
*nom connu de la rédaction
L'égalité salariale au menu du Grand Conseil vaudois ce mardi
La députée verte Rebecca Joly va interpeller le Gouvernement vaudois ce mardi sur la question de l'inégalité fiscale à laquelle sont confrontées les deux couturières. Ayant reçu des dizaines de milliers de francs d'indemnisation versés d'un coup cette année, elles se retrouvent face à un taux d'imposition qui explose.
Une situation injuste pour la députée vaudoise. "L'Etat devrait reconnaître que ces femmes font une action d'intérêt public en attaquant leur employeur qui les paie injustement."
Même si le cas des deux couturières est porté par le syndicat Unia et une avocate spécialisée dans l'égalité salariale, l'administration vaudoise des contributions ne semble pas prête de lâcher du lest. Elle campe en effet sur ses positions, à savoir que les indemnités reçues sont considérées comme un revenu imposable sur la seule année 2020.
Idem du côté du Bureau de l'égalité et la conseillère d'Etat Nuria Gorrite qui ont été directement interpellés. Pour eux, le problème est reconnu, mais on renvoie au droit fédéral qui ne prévoit pas d'exception.
Cet argument ne convainc pourtant pas Rebecca Joly, car une des deux couturières habite Fribourg et elle a obtenu un traitement un peu plus favorable: "On nous rétorque beaucoup que c'est la loi sur l'harmonisation des impôts directs qui impose quelque chose, alors que dans d'autres cantons, il y a d'autres pratiques. Ce n'est donc pas correct."