Le profil et le réseau d'Omer se précisent. Selon une note du Service de renseignement de la Confédération, le tueur de Morges s'est trouvé sous "l'emprise idéologique" de Goran*, celui qui s'est fait appeler l'émir dans le petit monde des radicalisés vaudois et qui a été condamné à 15 ans de prison il y a deux semaines à Paris. L'émir "a joué un rôle important dans l'évolution de ce jeune radicalisé", précise à propos d'Omer ce document que la RTS a pu consulter.
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Le lien entre les deux jeunes fanatiques remonterait à 2016. Ils se croisent notamment dans le quartier d'Omer à Prilly, qui habite à quelques pas de la mosquée de Prélaz dans l'Ouest lausannois. D'autres radicalisés font partie d'un petit réseau qui se retrouve aussi sur des groupes de la messagerie cryptée Telegram, le plus souvent administrés par l'émir.
A l'été 2017, alerte rouge, une photo en surplomb de la Place de l'Europe à Lausanne apparaît sur un des groupes Telegram de l'émir auquel Omer a accès. L'émir y détaille un plan d'attentat à cet endroit, selon lequel il pourrait livrer en deux semaines une bombe qu'il s'agirait de larguer depuis la passerelle du Flon en visant potentiellement une discothèque. Il poste aussi un lien internet expliquant comment un homme a testé une bombe de 10 kilos sur un tronc d'arbre. "Le truc c'et que c'est facile à disposition", écrit l'émir dans son français approximatif.
Infiltrés par le FBI
Ce que ne savent pas les radicalisés vaudois qui échangent aussi avec des Français et des combattants du groupe Etat islamique sur place en Syrie, c'est qu'ils sont infiltrés par le FBI sur Telegram. Et les agents américains alertent la Suisse dès qu'ils établissent que la cible sur la photo correspond à une place de Lausanne.
Les Français livrent aussi des informations aux Suisses par la suite. C'est le choc à Berne et à Lausanne: les jeunes radicalisés surveillés depuis quelques années dans le canton de Vaud se révèlent plus dangereux que ce que les services de renseignement et de polices ont pu établir avec des moyens bien moins intrusifs que leurs collègues américains.
Mais la Suisse passe la vitesse supérieure, une procédure pénale est ouverte et c'est la totale: filature, micros cachés, l'émir est surveillé 24 heures sur 24. Il sera donc finalement arrêté en France, où il fomente aussi des projets d'attentats.
Surveillé mais libre de ses mouvements
Retour à Lausanne. Comme d'autres radicalisés du cercle autour de l'émir, Omer n'est pas directement inquiété. Mais les renseignements le gardent à l'œil et retracent son profil: enfant d'une famille kurde de Prilly, instable psychiquement, toxicomane. Il est aussi relevé que sa relation avec l'émir va se dégrader, Omer le trouvant "incohérent" et trop "querelleur". Il se soumet alors à l'influence d'un autre fanatique vaudois, parti combattre avec son épouse dans les rangs de l'EI en Syrie. Mais ce n'est que quand il va tenter en 2019 de mettre le feu à une station d'essence de son quartier que le jeune Turco-Suisse finit en prison préventive.
La suite est malheureusement connue: le Ministère public de la Confédération estime ne plus pouvoir le garder plus longtemps en prison préventive pour sa tentative d'incendie et doit le libérer en juillet dernier, sur la base d'une expertise psychiatrique ne préconisant pas un internement.
Il est placé dans deux chambres d'hôtel successives, respecte très peu les mesures de contrôle et de soins psychiatriques qui lui sont imposées. La police vaudoise s'inquiète, le MPC aussi.
Il est envisagé de le placer dans un foyer médicalisé et sa chambre d'hôtel est perquisitionnée le 8 septembre. Mais il reste libre de ses mouvements et il commet l'irréparable le 12 septembre. En pleine rue à Morges, Omer tue au couteau un inconnu. Une attaque commise "pour venger le Prophète", selon ce qu'il a revendiqué lors de son arrestation.
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L'affaire se politise
La surveillance d'Omer et de ce qui ressemble de plus en plus à une "cellule" djihadiste autour de Lausanne a-t-elle été suffisante? Quelle influence ont pu avoir les mentors d'Omer sur son passage à l'acte? Ces questions ont été abordées cette semaine au sein de la commission de politique de sécurité du Conseil national. Des représentants du Service de renseignement, de Fedpol et du MPC ont notamment été entendus.
Selon nos informations, rien de très concret n'est ressorti de cette séance, si ce n'est que la tension reste palpable entre autorités fédérales et vaudoises qui se renvoient la balle sur le suivi d'Omer.
L'enquête pénale se poursuit, plusieurs contacts d'Omer ont été entendus, l'un d'eux est toujours recherché à l'étranger. Pour l'heure, aucune complicité dans l'attentat de Morges n'a pu être établie.
Ludovic Rocchi
"Conclure qu'une attaque se préparait à Lausanne serait simpliste, voire dangereux"
Interrogé dans Forum, Jean-Paul Rouiller, responsable du groupe d'analyse du terrorisme au Centre de politique de sécurité de Genève, explique que l'appartenance du jeune assaillant de Morges à un écosystème plus large n'est pas réellement une surprise. "L'appellation de 'Loup solitaire' est venue en premier lieu de la presse", rappelle-t-il, "les services spécialisés qui traitaient de son cas avaient déjà une appréciation différente".
Selon lui, bien que discret, le problème est bien réel: "Il y a des écosystèmes, en Suisse romande et alémanique, qui relient les différentes personnes qui ont pu rejoindre la zone syro-irakienne, ou qui ont cherché à agir sur le territoire suisse", expose-t-il.
Lorsque l'on parle d'écosystème, il faut comprendre qu'il s'agit d'une notion plus large que celle d'un "réseau" djihadiste, explique l'expert. Dans le cas de l'auteur de l'attaque de Morges, il s'inscrit dans une constellation de personnes parmi lesquelles on trouve des profils très diversifiés, précise-t-il, avec des âges, des expériences et des rapports très différents au djihadisme. "C'est beaucoup plus difficile à cerner et à arrêter qu'un réseau."
Interrogé sur la raison pour laquelle la Suisse a été tenue au courant par les États-Unis, il note que l'enquête ne précise pas, au sujet du groupe Telegram, s'il s'agit d'un groupe public ou d'un groupe fermé. Or, dans le second cas, ces groupes sont très difficiles d'accès. Il faut absolument qu'un cyber-agent infiltré y ait été invité. Et "aujourd'hui, seule la NSA , avant même le FBI, peut avoir les moyens d'infiltrer des cyber-agents sur des groupes fermés, afin de récupérer de telles informations", explique le spécialiste du terrorisme.
Enfin, Jean-Paul Rouiller tient à nuancer la menace directe. "Cette photo à elle seule ne permet pas de conclure qu'un réseau était prêt à frapper à Lausanne. Faire ce raccourci-là serait simpliste et même dangereux !"