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Vaud avait alerté le parquet fédéral sur les écarts du djihadiste de Morges

L'homicide à caractère djihadiste de Morges aurait-il pu être évité? La famille de la victime songe à se retourner contre la Confédération.
L'homicide à caractère djihadiste de Morges aurait-il pu être évité? La famille de la victime songe à se retourner contre la Confédération. / 19h30 / 2 min. / le 30 janvier 2023
Des documents inédits obtenus par le Pôle Enquête de la RTS montrent que l’auteur de l’homicide à caractère djihadiste de Morges avait manqué à ses obligations à plusieurs reprises avant le drame. Le canton de Vaud avait fait part de ses inquiétudes au Ministère public de la Confédération. En vain.

Le 12 septembre 2020, un Turco-Suisse alors âgé de 26 ans poignarde à mort un Portugais dans un kebab situé près de la gare de Morges (VD). Au moment de tuer, il crie "Allah est le plus grand". Arrêté le lendemain du drame, il a été condamné en début d'année à 20 ans de prison ainsi qu'à un traitement institutionnel en milieu fermé.

>> Lire à ce sujet : Vingt ans de réclusion pour le sympathisant de l'EI qui avait tué un jeune Portugais à Morges

Cet homicide aurait-il pu être évité? L'enquête de la RTS, basée sur une dizaine de documents figurant au dossier pénal, met en lumière le comportement alarmant de l'auteur dans les semaines qui ont précédé le meurtre. Les autorités vaudoises ont fait remonter leurs inquiétudes au Ministère public de la Confédération, mais le parquet fédéral n'a pas placé le Turco-Suisse en détention pour autant.

Pour bien comprendre les interrogations soulevées par cette affaire, il faut remonter au 13 avril 2019, soit un peu moins d'un an et demi avant l'homicide à caractère djihadiste. Ce jour-là, le Vaudois tente de faire exploser une station-service située à Prilly, près de chez lui.

Il échoue et il est arrêté et emprisonné le lendemain. Dans un premier temps, l'instruction pénale est menée par le Ministère public vaudois. Mais en cours d'enquête, le parquet vaudois découvre des indices de possibles antécédents djihadistes du prévenu qui recoupent des informations fournies par le Service de renseignement de la Confédération. Le Ministère public de la Confédération, dont le siège principal est à Berne, reprend alors la procédure et l’étend à une possible infraction à la loi fédérale interdisant les groupes Al-Qaïda et Etat islamique.

Traitement ambulatoire

Le prévenu effectue un an et trois mois de détention provisoire avant d'être remis en liberté le 13 juillet 2020. Une décision prise par le Tribunal des mesures de contrainte du canton de Berne à la demande de la procureure fédérale alors en charge du dossier.

Dans sa demande, dont la RTS possède une copie, la procureure évoque "le principe de proportionnalité". Dit autrement, elle estime que le suspect a passé suffisamment de temps en détention par rapport à la peine qu'il encourt.

La procureure s'appuie également sur une expertise psychiatrique du 19 novembre 2019. Selon les experts, le jeune homme "souffre d'un trouble dépressif récurrent". Pour eux, le risque de récidive doit être distingué "entre les faits en lien avec l'incendie et ceux en lien avec une éventuelle radicalisation". Concernant l’incendie, ils évoquent un risque de récidive "faible pour autant qu'une prise en charge psychothérapeutique et pharmacologique se mette en place".

Pour ce qui est du risque de récidive "en lien avec des activités de propagande extrémiste, celui-ci est évalué de moyen à élevé". Les experts préconisent ainsi un traitement ambulatoire et précisent que le prévenu "ne s'oppose pas formellement à un tel traitement".

Obligations et interdictions

Le 13 juillet 2020, le suspect est donc remis en liberté, mais cette décision s'accompagne de 16 "mesures de substitution" ordonnées par le Tribunal des mesures de contrainte. Ces mesures sont un mélange d'obligations et d'interdictions auxquelles il doit se soumettre. Voici quelques exemples :

  • L'obligation de résider dans la chambre mise à disposition par la Direction générale de la cohésion sociale vaudoise et le Centre social régional compétent, et de respecter un couvre-feu.

  • L'obligation de suivre régulièrement une formation / activité professionnelle au sein de la Fondation X.

  • L'obligation de se soumettre à un suivi psychologique et idéologique selon la fréquence jugée utile par les experts concernés.

  • L'obligation de se présenter une fois par semaine au poste de police qui lui sera désigné.

Retour en prison "au moindre écart"

Le prévenu le sait très bien, il n'a pas le droit à l'erreur. La procureure le lui rappelle d'ailleurs le 29 juin 2020, deux semaines avant sa libération. Lors de cette audition dont la RTS a pris connaissance, elle prévient: "Un programme exceptionnel a été mis en place exprès pour vous. Il est établi pour vous donner une deuxième chance. Au moindre écart, vous serez remis en détention. Il vous est demandé de saisir cette deuxième chance." Réponse du jeune homme : "Oui, d'accord".

La mise en œuvre des mesures de substitution incombe au Ministère public de la Confédération, mais la surveillance de leur exécution relève du Ministère public de la Confédération, de la police cantonale vaudoise, de la police judiciaire fédérale et du Tribunal des mesures de contrainte bernois.

Selon le rapport d’investigation d’un commissaire vaudois daté du 11 mai 2021, en mains de la RTS, le prévenu n’avait pas le droit au moindre écart, mais il a pourtant manqué à ses obligations à plusieurs reprises.

  • Il devait se présenter tous les dimanches matin, entre 9h et 10h30, auprès de la Police Région Morges, mais il ne l'a pas fait quatre fois sur huit. "Il a justifié son absence par le fait qu'il avait oublié de mettre son réveil", écrit le commissaire en référence à l’un de ces rendez-vous manqués.

  • Il ne s’est pas présenté à son poste de travail auprès de la Fondation X à deux reprises. "Il a prétexté être courbaturé après une séance de sport et dit qu’il lui faudrait quatre ou cinq jours de récupération", écrit le policier pour expliquer la première absence.

Mourir en martyr

A croire le rapport d’investigation, tous les manquements ont été signalés au Ministère public de la Confédération. Ce document indique que le 17 août 2020, soit environ un mois après la remise en liberté du prévenu et un mois avant l’homicide, les différents acteurs impliqués dans le suivi de son cas se réunissent au siège de la police cantonale vaudoise à la Blécherette pour faire un premier bilan.

Une "note au dossier" rédigée par un procureur fédéral assistant, et obtenue par la RTS, résume cette rencontre réunissant douze personnes dont un membre du Ministère public de la Confédération. Une représentante de la Fondation vaudoise de probation dit que le prévenu "a de la difficulté à comprendre les choses", mais aussi qu'il "reste très isolé dans sa chambre, dans son lit et dans le noir". Pour la directrice de la Fondation X, "son comportement pose de nombreuses questions sur sa capacité à comprendre les enjeux". Une chercheuse explique avoir discuté avec lui de la question de mourir en martyr. "Il a une notion très positive de cette notion", affirme-t-elle. La police vaudoise pense que "le prévenu est la proie idéale pour certaines personnes malintentionnées pouvant le radicaliser".

>> Les précisions de Fabiano Citroni dans le 19h30 :

Homicide à caractère djihadiste à Morges en 2020: les précisions du journaliste Fabiano Citroni
Homicide à caractère djihadiste à Morges en 2020: les précisions du journaliste Fabiano Citroni / 19h30 / 1 min. / le 30 janvier 2023

Cette "note au dossier" de deux pages montre qu'un seul intervenant, un psychiatre, se montre plutôt optimiste. Ce médecin explique que "la sortie de prison a été un changement énorme pour lui", que "ce qui est positif, c’est qu'il accorde de plus en plus d’importance à certaines personnes s'occupant de lui", mais aussi que sa phobie sociale "n'est pas une raison suffisante pour le placer dans une institution psychiatrique, afin de le soigner".

Dans les deux semaines qui suivent cette séance, le prévenu continue de manquer à ses obligations. Alors, le 8 septembre 2020, peu après 7h du matin, la police cantonale vaudoise décide d’effectuer "une visite domiciliaire", c’est-à-dire de débarquer dans sa chambre et de la fouiller.

Un testament dans sa chambre

Les policiers saisissent son téléphone portable. Une rapide analyse montre qu'il a effacé son historique d'activités au fur et à mesure de son utilisation. Les agents découvrent également un testament écrit à la main, non daté et non signé.

La RTS a une copie de ce testament qui fait dix lignes et qui est titré "Bismillahi Rahmani-Rahim", souvent traduit par "Au nom d'Allah, Le Tout Miséricordieux, Le Très Miséricordieux". On y lit notamment : "Je souhaite (...) que mes enfants soient élevés dans la péninsule arabique et par des Arabes dans la religion islamique".

Selon le rapport d'investigation évoqué plus haut, le même jour, peu avant 14h, les policiers vaudois envoient un courriel au Ministère public de la Confédération "afin de le renseigner du résultat de la perquisition" et mettent en copie le procureur vaudois qui est le référent cantonal en matière de terrorisme. Ils joignent une copie du testament à leur courriel.

Le procureur vaudois, toujours selon le rapport d’investigation, écrit peut avant 17h à la police cantonale et au ministère public de la Confédération "en signalant son inquiétude par rapport au testament retrouvé et au fait que le prévenu ait effacé les traces de communication sur son téléphone". Il demande des précisions quant à l’attitude du prévenu lors de la perquisition.

Le lendemain, soit le 9 septembre 2020, la police cantonale répond au Ministère public vaudois et à celui de la Confédération que "la saisie du testament avait semblé poser un problème" au jeune, mais aussi qu'il "a prétendu, avant même qu'une question ne lui soit posée, que ce document avait été rédigé en prison et qu’il n'était plus d’actualité".

Comment le Ministère public de la Confédération a-t-il réagi à cette perquisition ? A-t-il envisagé de placer le prévenu une nouvelle fois en détention provisoire ? Les documents en possession de la RTS ne permettent pas de répondre à cette question.

Mais une chose est sûre: quatre jours après la perquisition, soit le 12 septembre 2020, le jeune homme achète un couteau et poignarde à mort un Portugais de 29 ans dans un kebab situé près de la gare. Il commet ainsi le premier homicide à caractère djihadiste en Suisse.

Fabiano Citroni

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Silence du MPC et coup de gueule vaudois

Pourquoi le Ministère public de la Confédération n’a-t-il pas remis le prévenu en détention alors qu’il avait promis de le faire "au moindre écart"? Pourquoi ne l’a-t-il pas arrêté après la découverte d’un testament dans sa chambre? Ces deux questions, mais aussi toutes les autres posées par la RTS au Ministère public de la Confédération, sont restées sans réponse.

Le porte-parole du MPC Anthony Brovarone met en avant deux arguments pour expliquer que le MPC "n’est, en l’état, pas en mesure de répondre" aux questions de la RTS. Il relève tout d’abord que la procédure pénale est en cours. De fait, la condamnation du prévenu à 20 ans de prison et à un traitement institutionnel en milieu fermé n’est pas définitive et exécutoire.

Le porte-parole rappelle ensuite que l’enquête de l’Autorité de surveillance du Ministère public de la Confédération sur la collaboration entre les Ministères publics de la Confédération et des cantons est elle aussi en cours. Une enquête précisément lancée après l’homicide à caractère djihadiste du 12 septembre 2020. "Notre autorité a décidé de procéder à une inspection au sein du Ministère public de la Confédération après avoir été informée par le Conseil d’Etat vaudois de lacunes systémiques qui affecteraient le domaine d’infractions de terrorisme, mais aussi sur la base de questions posées par les commissions de gestion des Chambres fédérales", précise Deborah Borraccino, responsable adjointe du secrétariat de l’Autorité de surveillance du Ministère public de la Confédération.

Nouvelle expertise ?

Le MPC se mure donc dans le silence aujourd’hui, mais il n’en a pas toujours été ainsi. Le 16 septembre 2020, quatre jours après l’homicide de Morges, il diffuse un communiqué de presse dans lequel il indique que "jusqu’à l’homicide du 12 septembre 2020, le MPC n’a été informé d’aucune violation des mesures de substitution qui aurait justifié une nouvelle remise en détention" du prévenu. Faut-il croire que bafouer l’obligation de se présenter une fois par semaine au poste de police n’est pas si grave ? Encore une question qui restera sans réponse.

La position du MPC sur ce dossier figure peut-être dans un complément au rapport d’investigation de la police vaudoise daté du 13 septembre 2021. Ce document de deux pages revient sur la réunion du 17 août 2020 lors de laquelle douze acteurs impliqués dans le suivi du prévenu sont réunis à la Blécherette.

Le commissaire vaudois qui rédige ce complément au rapport d’investigation écrit que lors de cette séance "la notion d’un retour en détention a été abordée, mais la direction de la procédure (ndlr. : le MPC) nous a informés que seule une expertise prônant un maintien en détention pourrait engendrer une telle mesure. La possibilité d’ordonner une nouvelle mesure a été exprimée."

Réintégration carcérale

Le silence du MPC contraste avec la volubilité des autorités vaudoises à l’heure de répondre aux questions de la RTS. Le Département de la jeunesse, de l’environnement et de la sécurité précise en préambule que, dans ce dossier, "le canton de Vaud, sous la responsabilité du Ministère public de la Confédération, a uniquement été chargé de l’application des mesures de substitution décidées par le Tribunal des mesures de contrainte du canton de Berne".

Dans ses deux pages de réponse, le Département de la sécurité ne pratique pas la langue de bois. "Les nombreux manquements du prévenu avaient été signalés au Ministère public de la Confédération et le canton de Vaud regrette que ces manquements n’aient pas été suivis d’effets concrets, comme une réintégration carcérale (...). Le canton regrette qu’une telle décision n’ait pas été prise, à tout le moins suite à la perquisition du 8 septembre 2020, initiée par la police cantonale vaudoise et dont le résultat, inquiétant, a été immédiatement transmis au Ministère public de la Confédération".

Pourquoi logeait-il à l’hôtel ?

Entre sa libération, le 13 juillet 2020, et sa nouvelle arrestation, le 13 septembre 2020, le prévenu a logé dans deux hôtels situés à Préverenges (VD). Cette décision, qui peut surprendre, a été prise par les autorités vaudoises.

Une pièce du dossier pénal consultée par la RTS permet de mieux comprendre ce choix. Il s’agit d’un courrier confidentiel de cinq pages adressé par le préfet de Lausanne Serge Terribilini, président du Groupe opérationnel de prévention de la radicalisation et de l’extrémisme violent, à la procureure fédérale en charge de l’instruction.

Cette lettre est datée du 26 juin 2020, soit un plus de deux semaines avant la remise en liberté du prévenu. Le préfet indique d’abord que "les autorités vaudoises ont exprimé leurs craintes quant à la libération de cet individu ayant passé à l’acte sur leur sol". Puis il dit que " la prise en charge d’une personne radicalisée à sa sortie de prison telle qu’envisagée est un événement nouveau, possédant beaucoup d’inconnues et contenant un fort caractère exploratoire ».

Il aborde alors la question de l’hébergement. Premier constat : "Un retour de l’intéressé au sein de sa famille est exclu au vu de la coupure qu’il a effectuée". Le préfet explique avoir approché la fondation X, active dans l’accompagnement de personnes en milieu ouvert, à la demande de la Direction générale de la cohésion sociale.

Solution privilégiée

"S’agissant du logement, la fondation estime qu’un appartement n’est en l’état pas approprié (trop d'autonomie) de même qu’un hébergement en foyer (promiscuité). La solution de l’hôtel est pour le moment privilégiée", écrit le préfet.

Le préfet suggère donc à la procureure de proposer au Tribunal des mesures de contrainte du canton de Berne comme mesure de substitution à la détention "l’obligation d’hébergement dans l’hôtel déterminé par la Direction générale de la cohésion sociale et le Centre social régional compétent".

Quelques jours plus tard, le 3 juillet 2020, dans sa demande de décision de mesures de substitution adressée au Tribunal des mesures de contrainte, la procureure fédérale évoque "l’obligation de résider dans la chambre mise à disposition par la Direction générale de la cohésion sociale et le Centre social régional compétent".

Le canton de Vaud défend son choix

Interpellé par la RTS sur cette question de l’hébergement, le Département vaudois de la jeunesse, de l'environnement et de la sécurité défend le choix de la chambre d’hôtel. "Ni le Ministère public de la Confédération ni le Tribunal des mesures de contrainte du canton de Berne n’ont assorti la remise en liberté du prévenu d’une décision le plaçant dans une institution particulière ou dans un établissement psychiatrique fermé".

Selon le Département de la sécurité, "le Ministère public de la Confédération, régulièrement informé de la situation du prévenu, notamment de ses manquements, n’a jamais contesté le choix de l’hôtel pendant les deux mois de sa libération avec mesures de substitution. Le MPC n’a pas non plus demandé que le prévenu soit placé ailleurs qu’à l’hôtel. Ce sont bien les autorités vaudoises qui ont envisagé le recours à un foyer, alertées par ses manquements".

Le Département de la sécurité tient à ajouter un autre point : "Selon la loi, la seule manière de placer une personne en attente de jugement dans une structure fermée est de lui permettre d’exécuter sa peine ou une mesure entraînant une privation de liberté de manière anticipée. Le prévenu n’a pas adressé de demande en ce sens. Et le MPC n’en a pas fait la proposition".

>> Relire aussi : Vaud et Berne s'accusent d'inaction dans l'affaire du tueur de Morges et Pourquoi le meurtrier présumé de Morges était en liberté et logé à l’hôtel

La famille du défunt pourrait se retourner contre la Confédération

Avocat de la famille du Portugais assassiné à Morges, Me Dario Barbosa affirme qu’"il y a eu plusieurs manquements dans ce dossier qui interpellent toujours la famille que je représente. Il y a beaucoup d’incompréhension chez eux. Nous avions déjà interpellé le Ministère public à ce sujet, mais nous n’avions obtenu aucune réponse de leur part."

L’avocat annonce que "la famille envisage sérieusement de déposer une action en responsabilité contre l’Etat vu les divers manquements qui ont été constatés dans ce dossier".