Le courrier est daté du 10 octobre 2023. Le procureur général adjoint vaudois, Laurent Maye, informe Me Ludovic Tirelli, l’avocat de la famille de Nzoy, que "l’instruction pénale dirigée contre le policier apparaît complète" et qu’il entend rendre une "ordonnance de classement". Dans cette lettre de deux pages, il annonce qu’il compte rendre une "ordonnance de non-entrée en matière" pour ce qui est "des reproches adressés aux intervenants policiers d’avoir tardé, respectivement omis de porter secours à Nzoy après qu’il avait été touché par balle".
En résumé, le représentant du Ministère public vaudois estime qu’on ne peut pénalement rien reprocher à l’agent qui a tiré à trois reprises sur la victime, ni à ses trois collègues policiers présents sur les lieux du drame, qui n’ont tenté de porter secours à Nzoy qu’après plusieurs minutes.
Enquête indépendante
Le 10 octobre 2023, Laurent Maye a donc rendu ce qu’on appelle dans le jargon un "avis de prochaine clôture". Dans ce courrier, il dit donc aux parties – le policier sous enquête et la famille du défunt – qu’il a terminé son instruction et qu’elles ont jusqu’au 10 novembre 2023 pour solliciter des actes d’instruction complémentaires.
L’avocat et les soutiens de Nzoy ont précisément choisi ce vendredi 10 novembre pour organiser une conférence de presse au Théâtre de Vidy, à Lausanne, et médiatiser l’intention du procureur Maye de classer l’instruction pénale ouverte pour meurtre. Lors de cette conférence de presse, ils ont présenté "les résultats préliminaires d’une enquête indépendante" qui, selon eux, "remettra ainsi en question" l’ordonnance de classement que le Ministère public compte rendre.
Pour les soutiens de Nzoy, il n’y a pas l’ombre d’un doute que le policier qui a fait feu doit être jugé pour meurtre. Quant à ses collègues, ils devraient être jugés pour omission de prêter secours. Que va-t-il se passer à présent? Le procureur Laurent Maye pourra tenir compte des demandes de compléments d’enquête ou les écarter. Impossible, à ce stade, de savoir ce qu’il fera. Mais, dans l’énorme majorité des cas, lorsqu’un procureur songe à classer une affaire, il la classe.
Procureur silencieux
Pourquoi Laurent Maye estime-t-il que l’accusation de meurtre ne tient pas? Contacté via le porte-parole du Ministère public vaudois, il n’entre pas dans les détails, mais rappelle que "l’instruction est toujours en cours et qu’aucune décision n’a été rendue à ce jour". On peut imaginer que le procureur général vaudois adjoint privilégie la thèse de la légitime défense. Selon l’article 15 du Code pénal, "quiconque, de manière contraire au droit, est attaqué ou menacé d’une attaque imminente, a le droit de repousser l’attaque par des moyens proportionnés aux circonstances".
La thèse de la légitime défense, c’est en tout cas celle avancée par le policier lors de ses premières déclarations aux enquêteurs en 2021, juste après le drame. Des déclarations dont la RTS a déjà fait état à l’époque.
>> Lire : Le policier qui a tiré à Morges explique qu’il n’a pas "eu le choix"
Dans les grandes lignes, le 30 août 2021, jour du drame, un employé des CFF appelle la Centrale de la police et dit qu’une personne (Nzoy) se trouve sur les voies de la gare de Morges. Une première patrouille se rend sur les lieux.
"Je n’ai pas eu le choix"
L’agent incriminé arrive dans un second temps avec un collègue. Selon ses déclarations d’alors, Nzoy est agité. "J’ai vu qu’il tenait un couteau. (…) Il a commencé à marcher dans ma direction. (…) Il me regardait dans les yeux. J’ai ressenti de la peur à ce moment-là", explique l’agent. Selon ses dires, Nzoy se serait dirigé vers lui de plus en plus vite. Il a tellement avancé rapidement sur moi que je n’ai pas eu d’autre choix que d’engager mon arme. (…) Je n’ai pas eu le choix. (…) Si je n’avais pas tiré, j’aurais été blessé, voire mortellement blessé."
Comment cet agent qui n’a pas été suspendu le temps de l’instruction réagit-il à l’intention du procureur de classer l’enquête? Contactée, son avocate, Me Odile Pelet, ne souhaite pas s’exprimer.
Fabiano Citroni, Pôle enquête de la RTS
Sept personnes victimes de la police en cinq ans
Entre 2018 et 2022, sept personnes ont perdu la vie en Suisse après avoir été atteintes par un tir policier. Ce chiffre a été calculé par le Pôle Enquête de la RTS sur la base des communiqués publiés chaque année par la Conférence des commandantes et commandants des polices cantonales de Suisse, la CCPCS. Dans le détail, il y a eu 2 morts en 2022, 1 en 2021 (Nzoy), 3 en 2020, 1 en 2019 et aucun en 2018.
Entre 2013 et 2022, soit sur une période de dix ans, les policiers ont fait usage de leur arme à feu en moyenne à 11 reprises chaque année. Ces chiffres, il faut le préciser, englobent tirs sur des personnes menaçantes, tirs de semonce, tirs sur des véhicules ou des animaux.
Nous avons contacté l’ensemble des polices cantonales romandes pour obtenir des chiffres plus précis portant sur les dix dernières années.
VAUD
Depuis 2014, la police a fait usage de l’arme à feu entre une fois et cinq fois par an. Il s’agit de tirs de sommation, de tirs dans les pneus pour stopper une personne en fuite ou de tirs en direction d’une personne armée. A deux reprises, la personne visée a été mortellement blessée. Il s’agit de Hervé, muni d’un couteau, tué par un agent à Bex en 2016, et de Nzoy, lui aussi muni d’un couteau, mort à Morges en 2021. "Dans tous les autres cas, il n’y a pas eu de blessé", précise la porte-parole de la police Florence Frei.
NEUCHÂTEL
La police évoque deux cas survenus en 2018. "En novembre, une gendarme avait tiré sur un individu qui l’agressait, à Noiraigue. Il était armé de deux couteaux. Il avait été blessé à la jambe et à l’abdomen", explique le porte-parole Georges-André Lozouet. Cette même année, "au terme d’une course-poursuite, un coup de feu avait été tiré dans un pneu de voiture au Locle, mais il n’y avait pas eu de blessé".
JURA
La police a fait usage de l’arme à feu à trois reprises en dix ans. En 2014, elle a tiré pour neutraliser un individu dangereux, mais il n’a pas été blessé. En 2016, elle a tiré dans les pneus d’un véhicule. En 2020, enfin, elle a effectué un tir de semonce.
FRIBOURG
La police a tiré à six reprises en dix ans, mais personne n’a été blessé. Dans le détail, elle a effectué quatre tirs de semonce (2014, 2017, 2018 et 2019) lors de la fuite d’un ou de plusieurs auteurs; elle a fait feu une fois dans le pneu d’un véhicule en fuite avec mise en danger de la vie d’autrui (2016) ; elle a dû abattre une fois un chien agressif (2020). "Par ailleurs, lorsque nous nous trouvons face à une situation où un animal est blessé, notamment après avoir été heurté par un véhicule, mais qu’il n’est pas possible de requérir l’intervention d’un garde-faune ou d’un vétérinaire, nous avons recours à l’arme de service pour abréger les souffrances de l’animal. Cela arrive régulièrement", spécifie le porte-parole Martial Pugin.
VALAIS
La police dit n’avoir recours à l’arme de service que "très rarement". Nous lui avons demandé de préciser sa réponse, mais elle n’a pas voulu.
GENEVE
La police a tiré sur des individus à trois reprises ces dix dernières années. En 2016, lors d’une intervention liée à des coups de feu entendus à la rue Hoffmann, huit gendarmes sont confrontés à un individu qui sort une arme de sa poche et tire un premier coup de feu qui blesse un policier. Il dirige alors son arme vers les autres agents qui ripostent et le tuent.
En 2019, un policier tire à une reprise sur un individu qui le menace avec une arme de poing, près d’un EMS. Le suspect est blessé. Il venait de braquer deux agences bancaires avec un complice.
En 2019 toujours, un homme blesse son épouse avec une arme de poing. Arrivés sur place, les policiers se retrouvent face au suspect, qui tire dans leur direction. Un agent riposte et tue l’individu. Dans ces trois cas, la justice a estimé que l’usage de l’arme par les forces de l’ordre était proportionné.
BERNE
La police a eu recours 15 fois à l’arme à feu entre 2014 et 2022, soit entre 1 et 2 fois par an en moyenne. Elle ne donne cependant pas de détails sur les raisons de l’utilisation de l’arme.