C'est un décès qui a été rappelé lors de plusieurs manifestations dans le canton de Vaud pour dénoncer "les violences policières", mais aussi "le racisme d'Etat". L'affaire Lamin Fatty est évoquée au même titre que les affaires Hervé, un Congolais mort en 2016 à Bex, Mike Ben Peter, un Nigérian mort en 2018 à Lausanne, et Nzoy, un Suisse d'origine sud-africaine mort en 2021 à Morges.
Lamin Fatty, lui, est mort en 2017 dans la zone carcérale du centre de la Police cantonale vaudoise, à la Blécherette. Après avoir été arrêté à tort, ce demandeur d'asile gambien âgé de 23 ans a fait une crise d'épilepsie passée inaperçue alors qu'une caméra de surveillance filmait pourtant sa cellule.
L'instruction pénale de la procureure Ximena Paola Manriquez est désormais bouclée. Elle a rendu une ordonnance de classement approuvée par le Ministère public central le 15 novembre 2023.
"Malheureux concours de circonstances"
Dans sa décision de vingt-deux pages, la représentante du parquet vaudois écrit que "le décès de Lamin Fatty est dû à une chaîne de malheureux concours de circonstances sans qu'aucun comportement précis (...) ait joué un rôle direct et imputable à faute dans l'issue tragique". En résumé, à ses yeux, personne ne porte de responsabilité pénale dans le décès du jeune Gambien.
L'affaire n'est pas terminée pour autant. L'avocat de la mère de la victime, Me Christophe Tafelmacher, a déposé un recours contre cette ordonnance de classement. Il demande la mise en prévention de plusieurs médecins et policiers. Le dossier est dorénavant dans les mains du Tribunal cantonal vaudois.
Le Pôle enquête de la RTS a eu accès aux déclarations des quelque vingt personnes entendues lors de l'instruction. Parmi elles, la seule à avoir été inculpée d'homicide par négligence dans cette affaire est un employé civil de la police cantonale, chargé de surveiller les caméras de surveillance de la zone carcérale. Dans le jargon, on l'appelle le centraliste.
La RTS a pu lire des centaines de pages qui permettent de décrire avec précision le déroulement des faits de ce drame en trois actes, principalement suivi par 24 heures et Le Courrier, mais aussi de mieux comprendre les questions soulevées par la famille de la victime.
- 1. A LA GARE, UNE ERREUR DE PERSONNE -
On est le 22 octobre 2017, vers 20h00, à la gare de Lausanne. Quatre gardes-frontières sont sur le terrain pour contrôler les TGV au départ de Lausanne et de Vallorbe. Leur chien, spécialisé dans la détection de stupéfiants, repère Lamin Fatty.
Prié de se légitimer, le demandeur d'asile montre une décision d'octroi d'aide d'urgence établie par le canton de Vaud. Il est alors conduit au poste des gardes-frontières situé dans la gare.
Deux d'entre eux le fouillent et trouvent sur lui à peine plus d'un gramme de marijuana, de quoi rouler deux ou trois joints. Ils tapent son prénom, son nom, sa date de naissance et sa nationalité dans le système informatique et croient découvrir qu'il est recherché par les autorités lucernoises en vue de renvoi de Suisse.
Les agents ne le savent pas, mais ils s'emmêlent les pinceaux et confondent deux Lamin Fatty. Avec davantage de vigilance, ils auraient constaté que le jeune homme qui se trouve devant eux n'a pas le même numéro d'identification attribué par le Secrétariat d'Etat aux migrations que celui recherché par le canton de Lucerne.
Maux de tête et vomissements
Les agents décident alors de remettre Lamin Fatty à la Police cantonale vaudoise pour qu'elle le transfère à Lucerne. Mais le Gambien se plaint de maux de tête et commence à vomir. Les gardes-frontières le conduisent alors au CHUV.
Pour leur erreur, ils ont été condamnés à 800 francs d'amende par la justice militaire. Dans sa décision, le juge fait état d'une "inobservation des prescriptions de service par négligence pour avoir déterminé de manière erronée l'identité d'un assujetti" et précise que "la fausse identification de Lamin Fatty ne saurait donc être qualifiée de cas de peu de gravité".
Mais, aux yeux du juge, les deux gardes-frontières ne portent pas pour autant de responsabilité dans la mort de Lamin Fatty survenue quelques heures après l'arrestation non justifiée.
Dans son ordonnance de classement, la procureure ne manque d'ailleurs pas de le relever. "La justice militaire a conclu qu'il n'y avait pas eu de lien de causalité naturelle entre la fausse identification par les gardes-frontières et le décès de Lamin Fatty, dans la mesure où dès l'instant où le jeune homme a été pris de maux de têtes et de vomissements, les gardes-frontières avaient immédiatement fait appel à des secours et fait acheminer l'intéressé au CHUV afin qu'il y reçoive des soins", écrit-elle.
- 2. AU CHUV, UN SECRET MÉDICAL SACRÉ -
Deux heures et demie après avoir été arrêté à tort par les gardes-frontières, Lamin Fatty est pris en charge par les urgences du CHUV, vers 22h30. L'établissement hospitalier, lui, ne se trompe pas sur sa réelle identité. Le système informatique montre que Lamin Fatty a consulté le Service de neurologie quatre mois plus tôt, en juin 2017, pour des pertes de connaissances, qu'il a été opéré en septembre 2017 pour une malformation du cerveau, mais aussi qu'il est épileptique. Il doit prendre ses médicaments deux fois par jour.
Ce soir-là, le migrant subit plusieurs examens médicaux, une sinusite aiguë est diagnostiquée. Les médecins prescrivent des médicaments visant à soigner la sinusite puis disent aux policiers présents sur place que Lamin Fatty peut quitter l'hôpital. A aucun moment, elles n'attirent leur attention sur le fait que Lamin Fatty est épileptique et doit prendre des médicaments antiépileptiques.
"Je sais bien que l'issue a été dramatique"
Les deux médecins, entendues lors de l'enquête pénale, ont-elles failli en taisant cette information? Devant la procureure, le 10 septembre 2020, l'une d'elles insiste sur l'importance du secret médical. "Pour moi, la situation était claire. Nous sommes liés par le secret médical (...) Je sais bien que l'issue a été dramatique pour Lamin Fatty. Je suis moi-même maman. Mais (…) les conséquences pour un médecin ou un membre de l'équipe médicale sont très graves en cas de violation du secret médical. Que se serait-il passé si Lamin avait déposé plainte si j'avais donné des informations à la police? Je serais ici comme prévenue."
Des propos qui ont convaincu la procureure. Dans son ordonnance de classement, elle relève d'abord que "les docteures ont procédé de manière consciencieuse à tous les examens utiles et nécessaires afin de déterminer l'origine des maux de tête et des vomissements" de Lamin Fatty.
Elle précise ensuite que "l'obligation du médecin de garder le secret interdit toute divulgation du secret à des tiers (...) Le CHUV a émis des directives institutionnelles concernant (…) le secret médical, secret de fonction et protection des données informatisées (…) A la lecture de ces directives, force est de constater que les infirmiers et les médecins qui ont pris en charge Lamin Fatty au CHUV n'ont fait que strictement les respecter."
Négligences coupables
Avocat de la mère de Lamin Fatty, Me Christophe Tafelmacher dénonce pour sa part les "négligences coupables" des deux médecins. Pour lui, elles connaissaient les antécédents médicaux du défunt, son besoin de prendre des médicaments pour éviter une crise d'épilepsie majeure, et elles auraient donc dû lui donner une dose de médicaments antiépileptiques avant qu'il ne quitte le CHUV, lui remettre des doses de réserve ou signaler ses antécédents médicaux au médecin de la zone carcérale du Centre de la Blécherette. "Elles n'ont pris aucune de ces options", déplore l'avocat.
Dans son recours au Tribunal cantonal, il souligne également les grandes difficultés de Lamin Fatty à communiquer. De fait, il ressort des auditions qu'il ne parlait pas français et très mal anglais. Pour Me Tafelmacher, les deux médecins devaient ainsi "se montrer proactives, ne serait-ce que pour pallier les difficultés de communication. La question du secret médical ne se posait en réalité pas vraiment. Dès lors que Lamin Fatty était à proximité, il aurait été très facile au personnel soignant du CHUV de lui demander formellement l'autorisation de renseigner les policiers, même de manière succincte, sur la nécessité de prendre un traitement antiépileptique."
-3. A LA BLÉCHERETTE, LA MORT FILMÉE -
Après une nuit au CHUV, Lamin Fatty quitte l'établissement hospitalier le 23 octobre 2017 vers 6h00. Deux policiers le conduisent au Centre de la Blécherette où il est placé dans un local de garde à vue. Les agents lui disent en anglais qu'il va être transféré à Lucerne avant d'être renvoyé de Suisse.
"Il ne savait pas ce qu'était Lucerne. On lui a expliqué que c'était une ville en Suisse et qu'il allait être transféré là-bas. Il n'avait presque pas de réaction comme s'il s'en foutait un peu. Il me semble qu'il a compris ce qu'on lui a dit", dira l'un des deux gendarmes lors de l'instruction.
Prévu à 11h00, le départ est reporté d'un jour pour des questions de places de transport. Lamin est alors placé dans une cellule dans la zone carcérale du centre de la police. Personne ne sait qu'il doit prendre des médicaments antiépileptiques et il ne les réclame pas non plus.
Le drame se joue le lendemain matin, 24 octobre, dans sa cellule filmée par une caméra de surveillance. Le jeune homme fait une crise d'épilepsie. "A partir de 9h01, les muscles de Lamin se tendent. Il est ensuite pris de mouvements amples et désorganisés avant de glisser de son lit pour se retrouver au sol", écrit la procureure dans son ordonnance de classement.
La crise dure environ une heure et demie. Durant ce laps de temps, des mouvements du corps sont visibles à plusieurs reprises. Mais le centraliste notamment chargé de consulter les caméras de vidéosurveillance ne voit rien.
Peu avant 11h00, l'un de ses collègues ouvre la porte de la cellule et dit à Lamin Fatty, allongé sur le sol, de se lever pour partir à Lucerne. Le jeune Gambien ne réagit pas. Son décès est constaté trente minutes plus tard. Les médecins légistes émettront l'hypothèse d'un "décès d'origine naturelle, consécutif à une crise d'épilepsie avec apnée centrale et/ou arythmie sévère".
"Il me donnait l'impression de dormir"
Quelques heures après le drame, le centraliste, auditionné par les enquêteurs, décrit sa matinée de travail. "A partir de 8h30 - 9h00, je perds la notion du temps, car le service devient très chargé, les détenus arrivent d'établissements pénitentiaires pour des auditions ou pour des transferts, les enquêteurs viennent pour les auditions. Il y a également beaucoup de téléphones à ce moment-là, il faut gérer l'ouverture des sas et regarder les caméras des cellules (…) Il y a vingt-cinq caméras qui tournent en permanence à la centrale (…) Lamin Fatty me donnait l'impression de dormir. Il me semble qu'à un moment donné, il était sur le sol avec sa couverture. C'est un comportement fréquent qui ne m'a pas alarmé."
Deux ans plus tard, auditionné cette fois par la procureure en qualité de prévenu, c'est-à-dire d'inculpé, le centraliste précise que "comme le service médical ne m'avait donné aucune indication particulière à son sujet, je n'avais pas de raison de porter une attention particulière sur Lamin Fatty".
Dans son ordonnance de classement, la procureure met l'accent sur l'intensité de l'activité en zone carcérale. "Le centraliste doit non seulement surveiller les accès en zone carcérale, les accès piétons et ceux des véhicules à l'extérieur, mais il doit également regarder une cinquantaine d'écrans sur lesquels arrivent les images des caméras de surveillance donnant sur les cellules, boxes de garde à vue et de transit, couloirs, issues, garages et extérieur du bâtiment."
S'appuyant sur l'expertise médico-légale, la représentante du parquet souligne que si la crise a duré environ une heure et demie, les mouvements amples et rythmiques suggestifs d'une crise d'épilepsie n'ont duré qu'une minute et 11 secondes. Citant les experts, elle indique que les autres mouvements du corps qui ont eu lieu entre environ 9h00 et 10h30 "étaient peu amples et auraient pu ne pas être considérés comme des mouvements anormaux par une personne sans connaissance médicale".
Pour elle, si le centraliste "ne conteste pas ne pas avoir vu les mouvements amples et rythmiques présentés par Lamin Fatty qui n'ont duré qu'une minute et 11 secondes (…), force est de constater qu'il était occupé à d'autres activités dévolues à ses tâches de centraliste, et qu'il lui était à ce moment-là, de forte activité, quasiment impossible (…) de porter son attention sur une zone ou une cellule en particulier". A ses yeux, aucune responsabilité pénale ne peut donc lui être imputé dans le décès de Lamin.
"Responsabilité déterminante"
Me Tafelmacher assure le contraire. Pour lui, le centraliste porte "une responsabilité importante, voire déterminante, en n'ayant pas remarqué qu'une grave crise d'épilepsie s'était déclenchée dans une cellule qu'il avait la tâche de surveiller".
L'avocat de la famille de Lamin Fatty rappelle que le centraliste se trouvait "en permanence" dans la salle des caméras et que "la principale et la plus essentielle" de ses tâches "restait la surveillance des personnes placées dans les cellules (…) Il aurait suffi que, sur toute la durée de la crise d'épilepsie, l'agent ait focalisé son attention sur les images de la cellule où se trouvait feu Lamin Fatty pour lancer l'alerte et prendre en charge ce dernier."
Il appartient désormais au Tribunal cantonal de dire si le décès de Lamin Fatty est dû à un "malheureux concours de circonstances" ou aux négligences coupables de plusieurs personnes.
Fabiano Citroni, Pôle enquête de la RTS