Officiellement, il n'y a aucun problème et le terme même de corruption est réfuté par Sicpa qui dit appliquer les plus hauts standards d'intégrité. Il n'empêche: l'entreprise est bel et bien impactée par des procédures judiciaires en lien avec des actes de corruption. Ce mercredi, la Cour d'appel pénale du Tribunal cantonal vaudois a dû se pencher sur l'affaire d'un d'inspecteur de la police vaudoise qui s'est fait financer l'achat d'une Tesla à plus de 120'000 francs par le grand patron de Sicpa, le milliardaire Philippe Amon.
Le policier, licencié et même retraité depuis les faits qui remontent à 2016, a été blanchi en première instance de l'accusation d'acceptation d'un avantage en lien avec sa fonction. Mais le Ministère public insiste pour que soit sanctionné le risque pris par cet inspecteur de se rendre redevable envers le patron de Sicpa, alors qu'il est connu pour avoir violé son secret de fonction au bénéfice de tiers dans d'autres affaires.
Huit mois de peine pécuniaire avec sursis ont été requis contre le désormais retraité de la police vaudoise. Son avocat a plaidé à nouveau l'acquittement, rappelant qu'il ne s'est jamais senti redevable et qu'il se trouvait alors en proie à de graves problèmes psychologiques. En cours d'enquête, Philippe Amon a, de son côté, parlé d'un geste purement altruiste et désintéressé, dont le montant a été finalement remboursé. Les deux hommes se sont connus dans le cadre professionnel. Le jugement doit être rendu dans les jours à venir.
Plus de 200 millions à rembourser à la justice au Brésil et en Suisse
Mais cette affaire n'est pas la seule. Sicpa se voit reprocher avant tout la pratique de pots-de-vin se comptant en millions de francs pour acquérir de nouveaux marchés publics dans le domaine de la traçabilité de produits de consommation courante taxés, comme l'alcool ou les cigarettes. Le plus gros revers remonte aux années 2010 et s'est produit au Brésil, où Sicpa a été mêlée à une affaire de versements à des fonctionnaires pour favoriser l'obtention d'un très gros contrat estimé à 2,7 milliards de dollars.
L'entreprise a négocié un accord de clémence avec la justice et s'est engagée à rembourser plus de 140 millions de dollars, un accord que Sicpa dit désormais contester en raison de l'évolution juridique de l'affaire au Brésil.
La justice suisse a aussi enquêté et condamné Sicpa à une rétrocession de 80 millions de francs pour "déficiences organisationnelles" qui ont permis des actes de corruption au Brésil et dans deux autres pays d'Amérique du Sud. Sicpa tient beaucoup à cette distinction de défaut d'organisation et réfute toute culpabilité directe dans des actes de corruption.
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Il n'en reste pas moins que la restitution de plus de 200 millions de francs coûte donc cher à la multinationale qui dit avoir provisionné l'argent nécessaire à des plans de remboursement étalés sur de nombreuses années.
Dégâts d'image et juridiques jusqu'en Afrique
L'impact est aussi indirect. Dans plusieurs pays, la condamnation prononcée en Suisse fait une mauvaise publicité à la multinationale qui se vend comme la championne de "l'économie de la confiance". Selon des recherches du Pôle enquête de la RTS, Sicpa est menacée d'être écartée de l''accès à de nouveaux marchés publics au Kenya et en Tanzanie pour ne pas avoir signalé sa condamnation en Suisse". Des procédures sont en cours devant la justice civile de ces deux pays pour déterminer si le délit de "déficiences organisationnelles" est disqualifiant.
Ces dégâts financiers et de réputation surviennent alors que Sicpa a confirmé au début de cette semaine environ 90 licenciements et des départs en pré-retraite à son siège de Prilly ainsi que plus de cent postes supprimés à l'international sur un total de 3000 emplois. Le tout après une restructuration encore plus massive dans les années 2010.
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Remous politiques dans le canton de Vaud
Député de l'Ouest lausannois, le socialiste Alexandre Rydlo estime que ces licenciements sur fond de dérapages dans des marchés émergents doit remettre en cause le soutien jusqu'ici indéfectible des autorités au géant Sicpa. Il a interpellé le gouvernement à ce sujet. Interrogé dans La Matinale de la RTS, il déclare qu'"il est légitime aujourd'hui de connaître quels sont les engagements du canton de Vaud vis-à-vis de cette entreprise, au vu de ce qu'on ce qu'on peut lire ou entendre sur son comportement, notamment par rapport à des affaires judiciaires".
Que dit alors la firme vaudoise de ces pratiques problématiques et de leur impact sur la marche de ses affaires? Fidèle à sa tradition de discrétion, la direction se refuse à toute interview et a répondu aux questions de la RTS par retour de mail. L'entreprise nie tout lien avec la crise actuelle: "Les activités de diversification de Sicpa se portent bien et n'ont rien à voir avec la réduction des effectifs". Et tient à préciser que "Sicpa a adopté et veille à l'application d'un code éthique des affaires très strict, (…). La robustesse de son système anti-corruption est confirmée et régulièrement recertifiée par des audits annuels, le dernier ayant eu lieu en 2024".
Plusieurs sources proches de l'entreprise contredisent cette version et confient qu'il existe de vives tensions entre les tenants de l'activité historique et fort lucrative des encres pour billets de banque et la volonté de diversifier à tout prix, quitte à prendre trop de risques. Mais tout est très verrouillé autour de Sicpa et de son tout-puissant patron. On sait tout au plus que le chiffre d'affaires de cet empire en mains familiales depuis bientôt un siècle dépasse le milliard de francs.
Ludovic Rocchi, Pôle enquête RTS
Un puissant réseau
L'entreprise sait user de puissants réseaux d'influence grâce notamment à toute une série de consultants chèrement rétribués. Dominique Strauss-Khan, Tony Blair ou encore l'ancien chef des services secrets israéliens Yossi Cohen en feraient partie, selon les informations du Pôle enquête de la RTS. Sicpa refuse de commenter tout ce qui touche à la marche de ses affaires.
Au niveau suisse, d'anciens officiels sont aussi recrutés. L'actuel numéro deux de Sicpa n'est autre que l'ancien chef du Service de renseignement de la Confédération, Jean-Philippe Gaudin. Un poste de direction a également été confié à l'ex-directeur de l'Administration fédérales des douanes, Christian Bock, après avoir été remercié en 2022 sur fond de tensions internes, tout un touchant 12 mois de salaire d'indemnités de départ.