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La femme qui obsédait le preneur d’otages a vécu un calvaire

L'homme qui a pris en otage brièvement un train vers Yverdon aurait eu de graves soucis psychologiques et une expérience traumatisante de l'asile. Il était d'origine iranienne et dans l'attente d'un statut de réfugié avant d'être tué par la police vaudoise. [Keystone - Laurent Gillieron]
L’histoire de la femme au cœur de la prise d’otage du train d’Essert-sous-Champvent / La Matinale / 4 min. / le 20 février 2024
Le Kurde iranien qui a séquestré treize personnes à Essert-sous-Champvent (VD) exigeait d’être confronté à une employée d’un centre fédéral d’asile. Les révélations du Pôle Enquête de la RTS sur un harcèlement qui a duré un an et demi.

Le 8 février, en fin de journée, Qader B. retient 13 personnes dans un train reliant Baulmes à Yverdon-les-Bains (VD). Lors de sa prise d’otages, le requérant d’asile insiste pour voir celle que nous appellerons Carine, une femme qui l’obsède depuis environ un an et demi. Son message est très clair: si elle ne vient pas discuter avec lui dans le train, il s’en prendra aux otages.

>> Relire le suivi de la prise d'otage : L'auteur de la prise d'otages a été identifié, ses motivations précisées

Qui est cette Romande au cœur de cette affaire qui a marqué les esprits? Quels étaient ses liens avec Qader B.? Nous l’avons jointe au téléphone, mais elle n’a pas souhaité répondre à nos questions. Elle a mis en avant le besoin de se reposer.

Dans le cadre de notre enquête, nous avons malgré tout pu parler avec plusieurs personnes proches du dossier. Toutes ont requis l’anonymat, mais leurs témoignages permettent au Pôle Enquête de la RTS de lever le voile sur le pan le plus mystérieux de cette affaire.

Carine et Qader B. se voient pour la première fois dans les semaines qui suivent l’arrivée du requérant d’asile en Suisse, en août 2022. Le Kurde iranien est placé dans la structure d’hébergement temporaire située dans la caserne des Rochat (VD), là où travaille Carine.

Elle s’occupe de l’encadrement des demandeurs d’asile. Elle les côtoie au quotidien, répond à leurs questions, cuisine avec eux, elle est un peu la famille qu’ils n’ont pas en Suisse.

Pied de grue devant son travail

Selon plusieurs sources, Qader B. la drague un peu, mais elle n’entre pas en matière. "Des requérants qui tentent leur chance avec le personnel des centres d’asile, c’est courant", confie un proche du dossier.

Qader B. reste quelques semaines dans la caserne vaudoise avant d’être attribué au canton de Genève par le Secrétariat d’Etat aux migrations. Nous sommes alors en novembre 2022. Selon différents témoins, c’est à cette période qu’il commence à se montrer envahissant. Il réussit à trouver le nom de famille de Carine et la contacte sur les réseaux sociaux.

Il lui déclare sa flamme, elle décline ses avances, mais il n’entend pas raison. Elle décide alors de le bloquer sur les réseaux sociaux. "Carine ne comprenait pas comment elle avait pu se retrouver dans une telle situation. Elle se demandait comment il pouvait se dire amoureux d’elle alors qu’il ne la connaissait pas et qu’il n’y avait jamais eu de jeu de séduction entre eux", confie une personne travaillant dans un centre fédéral d’asile.

Fin de l’histoire? Aucunement. Début 2023, Qader B., qui est pourtant hébergé à Genève, commence à faire le pied de grue devant la caserne des Rochat. Selon nos informateurs, il n’est jamais menaçant, mais sa présence inquiète. Des employés du centre fédéral lui demandent de ne plus venir, mais il n’obéit pas.

Comme cela ressort du communiqué de la police cantonale vaudoise du 9 février, les forces de l’ordre sont appelées à plusieurs reprises sur place pour chercher le requérant et le ramener à la gare.

Un refus policier qui étonne

Qader B. est pourtant déterminé. Il continue de venir au travail de Carine. L’employée est alors déplacée à Boudry pendant quelques semaines pour que le requérant se décourage. De sources recoupées, Carine vit mal la situation et décide d’informer la police neuchâteloise. Elle tient à ce qu’il y ait une trace écrite de ce qu’elle subit depuis plusieurs mois.

Au milieu de l’été 2023, alors que Qader B. continue de se montrer autour des grilles d’entrée de son lieu de travail, Carine contacte la police d’Yverdon pour déposer une plainte pénale à l’encontre du demandeur d’asile. Elle a rendez-vous au poste à la fin du mois d’août mais le jour J, elle reçoit un appel d’un agent. Il lui aurait dit que cela ne servait à rien de se déplacer, que sa plainte ne pouvait pas être prise étant donné que Qader B. ne s’était pas montré menaçant à son égard.

Questionnée sur son refus d’enregistrer la plainte de Carine, la police cantonale vaudoise répond "qu’aucun article du Code pénal ne dénonce le harcèlement dont elle a été victime", mais aussi "qu’au vu des faits exposés, aucune plainte pénale n’a pu être enregistrée". Elle ajoute avoir toutefois "écouté la victime" et l’avoir "renseignée sur les démarches à entreprendre notamment sur le plan civil auprès d’un tribunal".

"Mourir en Ukraine"

A la même période, l’employée décide de dire de vive voix à Qader B. qu’il doit passer à autre chose. Une confrontation a ainsi lieu à la caserne des Rochat. Ce jour-là, Carine est entourée de collègues, d’agents de sécurité et d’un traducteur. "Le requérant d’asile est resté très calme et il a beaucoup pleuré. Il a dit qu'il ne reviendrait plus à la caserne et qu'il partirait mourir en Ukraine", racontent deux personnes qui ont eu vent de cette confrontation.

Malgré l'engagement pris, Qader B. continue de se présenter à quelques reprises devant la caserne. Il est obnubilé par Carine, une obsession qui a donné lieu à des délires paranoïaques et plusieurs hospitalisations forcées à Genève quelques mois plus tôt.

Qader B. disparaît courant septembre 2023. Selon les informations du Pôle Enquête de la RTS, il se rend en Allemagne et en Pologne avant d’être arrêté et renvoyé en Suisse cet hiver. "Il voulait aller combattre et mourir en Ukraine", explique l'un de ses proches.

Elle pensait à un canular

Carine n’a plus de nouvelles de Qader B. jusqu’au 8 février, jour de la prise d’otages. En fin d’après-midi, elle reçoit un appel téléphonique des otages. "La seule volonté du requérant d’asile était de voir cette femme", expliquait il y a une semaine l’un d’eux dans l’émission Forum.

>> Ecouter le témoignage d'un des otages dans Forum :

Témoignage d’un otage du train d’Essert-sous-Champvent: interview de Brad Smith [RTS]
Témoignage d’un otage du train d’Essert-sous-Champvent: interview de Brad Smith / Forum / 12 min. / le 13 février 2024

Une information confirmée par une proche de l’assaillant qui a reçu un appel vidéo de sa part lors de la prise d’otages. "Il m’a dit: 'grande sœur, ces gens, je n’ai rien contre eux.' Et il a dit: 'soit ils me tuent, soit la police accepte d’amener la femme. Ou je me tue, je me tue', c’est ce qu’il a dit", confie au Pôle Enquête de la RTS cette femme originaire du même village que lui en Iran.

Selon plusieurs proches du dossier, Carine, mère célibataire, est avec sa fille lorsque son téléphone sonne. Au bout du fil, donc, un otage. Tout va très vite. Elle croit à un canular. Puis elle prend peur. Elle ne comprend pas comment les otages ont pu avoir son numéro. On lui passe alors l’assaillant. Selon un otage, il est très énervé et confus. Il ordonne à Carine de venir rapidement sous peine de s’en prendre aux personnes qu’il retient.

Elle ne savait pas qu’il était mort

Selon plusieurs sources, Carine est déboussolée. Elle ressent un mélange de peur et d’incrédulité. Elle est perdue. Elle ne se rend pas sur place, mais contacte la police. Une patrouille vient la chercher pour la conduire sur les lieux de la prise d’otages.

Carine arrive à Essert-sous-Champvent, là où le train est immobilisé. Un agent lui dit alors que tout est fini, mais ne lui dit pas que le preneur d’otages a été tué par un policier.

De retour chez elle, la jeune femme a la peur au ventre. Elle imagine déjà le requérant devant son lieu de travail ou dans les rues de Neuchâtel, là où elle habite. Carine est sous le choc. Elle l’est encore plus lorsqu’elle découvre sur les sites Internet de plusieurs journaux que Qader B. a perdu la vie.

Aujourd’hui, près de deux semaines après la prise d’otages, elle est en arrêt de travail.

Fabiano Citroni, Ludovic Rocchi, Raphaël Leroy, Pôle Enquête RTS

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"Une enquête aurait dû être ouverte"

Interrogée dans le 19h30, la professeure de droit pénal de l’Université de Lausanne Camille Perrier Depeursinge estime que la police aurait dû enregistrer la plainte de Carine. "Il y a un certain flou juridique autour du harcèlement. Il n’y a pas d’infraction qu’on appelle harcèlement. Ce qu’on applique dans un cas comme celui-ci, c’est la contrainte, pour autant qu’il y ait un cumul de comportements qui confinent à entraver la personne dans sa liberté de décision et d’action", précise-t-elle.

Pour cette professeure, "ce n’est pas à la police de décider si, oui ou non, il y a une infraction. En principe, la police fait des premières investigations, puis elle transmet son rapport au Ministère public. Et c’est le Ministère public qui décide si, oui ou non, il faut appliquer le Code pénal ou s’il faut classer la procédure."

Selon Camille Perrier Depeursinge, qui s’appuie sur ce qu’elle a lu et entendu sur cette affaire, "clairement, à mon avis, une enquête aurait dû être ouverte pour contrainte" à l’encontre du requérant d’asile qui avait harcelé Carine.

>> Les précisions du 19h30 :

La police vaudoise avait refusé d'enregistrer la plainte de la femme harcelée par le preneur d'otages
La police vaudoise avait refusé d'enregistrer la plainte de la femme harcelée par le preneur d'otages / 19h30 / 2 min. / le 20 février 2024