"On en fait des cauchemars": l'EMS des grandes familles romandes accusé de maltraitance
L'EMS de la Gracieuse à Lonay (VD), proche de Morges, n'est pas un EMS comme les autres. Le tarif d'admission tourne autour de 12'000 francs par mois. Il est prisé des personnes fortunées et de la grande bourgeoisie romande, certains le surnomment même "l'EMS des grandes familles". De célèbres noms issus de dynasties cantonales séjournent dans la résidence hôtelière et dans l'EMS qui forment le domaine de la Gracieuse.
Le domaine, avec sa vue imprenable sur le Léman, se définit comme une résidence et un EMS 4 étoiles, offrant des services et une qualité de soins irréprochables ("excellence, confort et cuisine gourmande", vante le site). L'ensemble comprend notamment un espace SPA avec une piscine intérieure et même un mini green de golf devant l'entrée principale.
Mais loin des plaquettes commerciales et des belles photos, les documents et la quinzaine de témoignages recueillis par Mise Au Point racontent une autre histoire. Des familles et du personnel ayant travaillé dans l'EMS affirment avoir été témoins de graves dysfonctionnements en matière de management et de prise en charge des résidents.
"Situation de crise"
Dans un courrier envoyé à la direction médicale de la Gracieuse que la rédaction de Mise au Point s'est procuré, des soignants font état d'une "situation de crise" et alertent de "sous-effectifs qui ne permettent pas de donner de douche et d'attention de plus de quelques minutes aux résidents".
Le courrier envoyé au cours de l'année 2023 indique aussi des "plannings de plus en soutenus, des arrêts de travail pas remplacés et de la fatigue psychique et physique". Résultat: la prise en charge des personnes âgées est défaillante. "Les transmissions (NDLR: le carnet de suivi dans lesquels les soignants notent tout ce qui concerne les résidents) ne sont pas faites et entraînent des soins non faits".
Contactée, la direction de l'EMS a choisi de répondre par email. "Ne disposant pas des courriers en question, nous ne pouvons fournir une réponse précise. Cependant, nous confirmons que la direction de l'établissement, en collaboration avec la direction des soins, veille à organiser les équipes de manière harmonieuse afin de répondre aux besoins de nos résidents", affirme le directeur de l'EMS vaudois.
Résidents retrouvés dans leurs excréments
Pourtant, désemparés, des soignants ont pris des photos pour documenter leurs conditions de travail et nous montrer leurs difficultés. Plusieurs photos transmises à Mise au Point montrent des résidents dans leurs excréments. D'autres ont chuté dans leurs chambres et sont étendus à même le sol. Certains se sont égarés dans le local à poubelles, faute de surveillance adéquate, selon les ex-soignants. "Il y a tellement de travail. On n'a pas le temps de s'occuper de tout le monde", confie un aide-soignant. Cette pression épuise le personnel. "On en fait des cauchemars", poursuit ce même aide-soignant.
"Nous sommes profondément choqués par les situations décrites si elles étaient avérées. Nous vous prions de nous faire parvenir ces éléments pour que nous puissions mener des enquêtes internes et prendre les mesures correctives et disciplinaires si nécessaires", écrit la direction de l'EMS.
"Maltraitance institutionnelle"?
Sophie Charlat, une ex-infirmière, confirme: "A la Gracieuse, le problème c'est la maltraitance institutionnelle qui engendre des maltraitances envers les résidents et qui pousse le personnel à bout. Les résidents sont laissés à eux- mêmes". Un autre soignant explique que le personnel doit parfois mentir aux familles et que la direction leur demande de ne pas dire ce qui se passe.
La fille d'une résidente aujourd'hui décédée affirme que sa mère n'a pas été hydratée correctement: "ma mère est partie plusieurs fois aux urgences à l'hôpital et le premier constat du service des urgences, c'était: déshydratation." Elle témoigne aussi d'erreurs avec des ordonnances mal respectées ou des soins lacunaires. "Son état s'est dégradé. Rien n'était fait. C'est moi qui ai dû l'emmener aux urgences. Elle n'en est pas sortie."
Le fils d'une résidente, elle aussi décédée, affirme dans un courrier à la Gracieuse que des médicaments type antidépresseurs ont été prescrits à sa mère sans consultation ou demande d'accord de la part des enfants. Plusieurs personnes de l'équipe soignante soutiennent que leurs conditions de travail ont eu des conséquences graves sur la santé de certains résidents. L'une d'entre elle résume: "C'est que du profit, aucun esprit humain, une négligence totale".
La direction de l'EMS affirme n'avoir pas connaissance de ces plaintes et dit être "attachée au dialogue et à la transparence avec les familles. Nous accordons une grande importance aux témoignages des résidents et de leurs proches et restons toujours à leur écoute ainsi qu'à celle de nos collaborateurs".
Multinationale du grand âge
Le Domaine de la Gracieuse appartient au groupe EMERA, une multinationale du grand âge, qui exploite plus d'une centaine d'établissements en France, en Espagne, en Irlande, au Luxembourg et en Suisse romande, où il possède deux EMS. Le fondateur du groupe Claude Cheton a accumulé une fortune estimée à plus de 320 millions de francs.
En France, selon les recherches de Mise au Point, une douzaine de plaintes pénales ont été déposées contre le groupe EMERA pour mise en danger de la vie d'autrui, non-assistance à personne en danger ou maltraitance. L'avocat de plusieurs familles, Pierre Farge, explique: "Faute de personnel de soins, il y a des résidents qui ne sortent plus de leurs chambres. On constate une dégradation exponentielle du résident dès son entrée dans une maison de retraite EMERA".
Selon l'avocat, qui appelle d'autres familles à se manifester, cette maltraitance est systémique. "C'est nécessairement systémique dans la mesure où ce sont des groupes qui sont financiarisés, avec une logique de rentabilité". Depuis 2019, deux fonds d'investissements sont entrés au capital du groupe.
"Nous n'avons pas de commentaire à faire concernant les procédures judiciaires en cours, qui plus est à l'étranger", répond le directeur de l'EMS vaudois, qui est aussi responsable opérationnel international pour l'ensemble du groupe EMERA.
Couches, linges manquants et repas oubliés
L'émission Mise au Point s'est aussi procuré des procès-verbaux de séance de direction dans l'EMS de la Gracieuse. L'un d'entre eux atteste de lacunes en matière d'alimentation.
Une résidente n'a pas été nourrie pendant plusieurs jours. Il y a eu des dysfonctionnements autour des repas. Madame M. n'a pas déjeuné à plusieurs reprises et cette difficulté n'a pas été repérée par nos services". Un peu plus loin, le directeur réagit: "Il est important de s'assurer que tous les résidents de l'unité de soins aient bien à manger".
Des familles s'étonnent d'ailleurs du décalage entre les repas promis et ce qui est réellement servi à certains résidents. Le fils d'un d'entre eux a transmis des photos à l'équipe de Mise au Point. "La nourriture est loin de ressembler aux publicités promettant une cuisine gastronomique. Les repas sont insipides".
L'EMS fait-il des économies sur le dos des résidents et du personnel? Impossible de le savoir dans la mesure où le groupe EMERA, qui possède l'établissement vaudois, ne publie pas le détail des marges générées par ses maisons de retraite. Plusieurs membres du personnel affirment être victimes d'une course à la rentabilité. "On rationne en tout: les couches, les épaississants pour les boissons, le matériel, tous les matins il y avait pénurie de linge", témoigne Sophie Charlat, une ex-infirmière.
La direction de l'EMS réfute ces témoignages: "Nous contestons fermement ces allégations. Aucune politique de rationnement n'existe au sein de notre établissement. Au contraire, nos stocks sont abondants et en libre accès pour tous nos collaborateurs. Ils sont également réapprovisionnés pour garantir la qualité des soins".
Faire des économies
Les PV de direction montrent que la question des coûts est cruciale. Dans un PV, le directeur "rappelle l'importance d'être vigilant au chiffre d'affaires". Dans un autre PV, il intime aux équipes de tous les secteurs de "faire attention aux dépenses qui ne sont pas urgentes".
Malgré plusieurs signalements à la direction au cours des dernières années, la situation ne se serait pas améliorée. "Si on n'est pas content, on prend la porte. Tous ceux qui dérangent sont virés", lâche une ex-infirmière. Une ancienne aux ressources humaines confirme un management problématique: "j'ai vu passer une vingtaine de collaborateurs en souffrance dans mon bureau. Lorsque j'ai tenté d'alerter sur ces problèmes, ils m'ont licenciée".
"Nous contestons ces allégations et réfutons ces accusations qui sont en contradiction avec notre politique de traitement des signalements. Nous prenons toutes les alertes au sérieux et agissons en conséquence pour résoudre les problèmes soulevés", a répondu la direction de l'EMS.
Jérôme Galichet
Précisions du Domaine de la Gracieuse
À la suite de la diffusion de l’enquête de Mise au Point, la Direction de l’EMS du Domaine de la Gracieuse a souhaité apporter les précisions suivantes:
- Le récit qui est fait d’une dégradation de l’état de santé d’une résidente ainsi que l’absence d’accompagnement dans les tâches quotidiennes entre en totale contradiction avec les éléments objectivés par l’équipe médicale de l’établissement; en outre l’établissement dispose d’un système de sécurisation du circuit de distribution des médicaments et ceux-ci sont préparés et exclusivement administrés par des infirmiers diplômés.
- L’effectif de nuit est composé de deux soignants, dont une infirmière pour les 41 résidents de l’EMS.
- La Direction conteste pousser ses collaborateurs à mentir ou dissimuler aux familles les problèmes rencontrés.
- La Direction précise que la photo du chariot vide apparaissant dans le reportage n’est pas vide faute de matériel mais parce qu’il est neuf.