C'est la première fois qu'elle témoigne. Carine (prénom d'emprunt), employée d'une société privée assurant l'encadrement dans les centres fédéraux d'asile, a vécu un véritable cauchemar. Un requérant d'asile kurde iranien a développé une obsession maladive à son encontre. Lorsque ce jeune trentenaire débarque en septembre 2022 au centre des Rochat où elle travaille, sur les hauteurs jurassiennes à la frontière entre Vaud et Neuchâtel, il ne se passe rien de spécial. C'est une fois parti et attribué en novembre 2022 au canton de Genève que Qader B. se met à harceler Carine.
D'abord à distance sur Messenger où il a réussi à trouver son profil, comme elle le dévoile dans l'émission de la RTS Temps Présent: "J'ai commencé à recevoir énormément de messages en très peu de temps. Puis, j'ai ressenti quelque chose de pas normal. Il me dit qu'il peut mourir pour son pays, donc qu'il ne verrait pas pourquoi il ne pourrait pas mourir pour moi (…). C'est là où ça a commencé à devenir flippant, si je peux dire". Carine le bloque et croit avoir la paix.
J'arrivais au travail avec la boule au ventre en me disant, 'je vais sortir de ma voiture, il sera peut-être là'
C'est tout le contraire qui arrive. Carine ne le sait pas encore, mais Qader B. va rencontrer de graves problèmes psychiques. A son arrivée en Suisse comme requérant déclarant fuir les persécutions du régime iranien en tant que Kurde engagé dans la résistance armée, les autorités fédérales en charge de l'asile ne détectent pas de souffrance psychique particulière, mais uniquement une maladie congénitale avec le port d'une prothèse à la jambe gauche.
A Genève, Qader B. va toutefois rapidement dysfonctionner, comme l'émission Temps Présent a pu le vérifier en s'appuyant notamment sur le dossier fourni par l'Hospice général à la famille du défunt.
Un cas psychiatrique difficile à gérer
Il en ressort que le requérant se dit ensorcelé par Carine et qu'il présente des "idées suicidaires et des idées délirantes". Le 6 février 2023, il est interné de force à Belle Idée, l'établissement psychiatrique rattaché aux HUG. De puissants médicaments lui sont prescrits, utilisés notamment pour la schizophrénie et les épisodes maniaques. Mais il ne reste pas longtemps enfermé. Il ne suit pas le traitement. Il dit qu'on veut l'empoisonner.
À un moment donné, si on est rassuré par la personne, on dédie notre énergie à d'autres
Et surtout, il affirme ne pas avoir besoin de soutien, comme le confirme à l'émission Temps Présent Mathieu Crettenand, directeur de l'aide aux migrants à l'Hospice général: "Nous avons été rassurés par la personne elle-même sur sa situation. Les problématiques d'ensorcellement ne sont plus d'actualité, ce qui nous a rassurés. Et comme vous le savez, on doit suivre beaucoup de personnes. À un moment donné, si on est rassuré par la personne, on dédie notre énergie à d'autres."
Une manière de signifier que le domaine de l'asile et du suivi psychiatrique est sous pression. Le problème, c'est que Qader B. ne va en fait pas bien du tout. Il franchit un pas supplémentaire dans le harcèlement en faisant de longs trajets entre Genève et les Rochat, où il tente presque quotidiennement d'entrer en contact avec Carine sur son lieu de travail.
La police la décourage de déposer plainte
Cette jeune mère de famille confie son angoisse: "J'arrivais au travail avec la boule au ventre en me disant, 'je vais sortir de ma voiture, il sera peut-être là'. Bien souvent, la sécurité du centre m'escortait et venait me chercher à ma voiture pour m'accompagner dans le centre". La police vaudoise est régulièrement sollicitée pour embarquer le requérant et le ramener à la gare d'Yverdon pour qu'il rentre à Genève.
Les employeurs de Carine lui conseillent aussi de déposer plainte. Mais les agents vont la décourager de le faire au motif qu'elle n'est pas directement et physiquement menacée. Ce refus d'enregistrer la plainte est problématique. Interrogé par l'émission Temps Présent, le directeur de la communication de la police cantonale vaudoise, Jean-Christophe Sauterel, en convient: "Très clairement, dans une situation comme celle-là, la prise de la plainte est aussi un moyen de rassurer la victime. Donc on peut légitimement se poser la question s'il n'aurait pas mieux fallu enregistrer cette plainte, même s'il n'y a pas forcément les éléments constitutifs de l'infraction et qu'au final, la plainte n'aboutira pas à l'ouverture d'une instruction pénale."
Les signes du drame à venir
A Genève, l'Hospice général n'est pas tenu au courant de ce harcèlement. Le suivi de Qader B. se révèle de plus en plus aléatoire. Il est brièvement enfermé une nouvelle fois de force en asile psychiatrique, mais il s'échappe et disparaît à l'étranger. A l'automne 2023, il revient hanter Carine aux Rochat. Elle exige alors une confrontation avec lui: "J'ai dû vraiment être ferme avec lui en lui disant: 'tu me fais peur'. Et je veux que tu me laisses tranquille. (…) Il m'a promis de ne plus jamais revenir. C'est là où il m'a dit: 'je vais partir mourir en Ukraine'".
Monsieur va mieux. Il n'a pas besoin de mesure médicale ou de suivre une thérapie, selon lui. Il a eu un moment difficile qui est passé
Qader B. va effectivement tenter de se rendre en Ukraine, mais il sera arrêté et emprisonné en Pologne. Il réapparaît à Genève à fin janvier 2024 dans un état inquiétant. Hébergé dans le centre d'accueil de Palexpo, il est agité et finit même par faire une crise de nerfs et renverser une table le soir du 6 février, soit deux jours avant de passer à l'acte et de terroriser les douze passagers et le conducteur du train Sainte-Croix-Yverdon. La gravité de son état psychique passe sous les radars, comme le confirme cette note dans son dossier en date du 7 février au matin: "Monsieur va mieux. Il n'a pas besoin de mesure médicale ou de suivre une thérapie, selon lui. Il a eu un moment difficile qui est passé."
Mathieu Crettenand reconnaît que ce genre de cas devrait pouvoir être mieux géré: "On devrait être mieux capable d'identifier, de prévenir, d'aller au-delà d'une simple marque de confiance. Être capable, quand il y a des disparitions et des retours, de réorienter des personnes vers des structures de soins. Et si la personne n'est pas preneuse, aujourd'hui on ne le fait pas forcément. Il faut donc voir de quelle manière on peut améliorer les choses pour demain."
L'Hospice général indique avoir pris plusieurs mesures de corrections pour mieux détecter et prévenir les problèmes de santé en collaboration avec les HUG et le Programme santé migrants. Par ailleurs, la formation du personnel assurant le suivi social a été renforcée dans ce domaine.