Du parcours du forcené à l'assaut de la police: révélations sur la prise d'otages du train d'Yverdon

Grand Format

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Introduction

Un accès exclusif au dossier pénal et à certains témoins permet à l'émission Temps Présent de raconter ce qui s'est vraiment passé le 8 février dans le train Sainte-Croix - Yverdon entre un malade psychique armé d'une hache et ses 13 otages, comment il est mort et comment des failles dans son suivi ont permis à ce requérant kurde iranien de terroriser une employée d'un centre d'asile pendant près d'un an et demi.

Chapitre 1
1. Obsession et harcèlement

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C'est la première fois qu'elle témoigne. Carine (prénom d'emprunt), employée d'une société privée assurant l'encadrement dans les centres fédéraux d'asile, a vécu un véritable cauchemar. Un requérant d'asile kurde iranien a développé une obsession maladive à son encontre. Lorsque ce jeune trentenaire débarque en septembre 2022 au centre des Rochat où elle travaille, sur les hauteurs jurassiennes à la frontière entre Vaud et Neuchâtel, il ne se passe rien de spécial. C'est une fois parti et attribué en novembre 2022 au canton de Genève que Qader B. se met à harceler Carine.

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Temps présent
Temps présent - Publié le 6 juin 2024

D'abord à distance sur Messenger où il a réussi à trouver son profil, comme elle le dévoile dans l'émission de la RTS Temps Présent: "J'ai commencé à recevoir énormément de messages en très peu de temps. Puis, j'ai ressenti quelque chose de pas normal. Il me dit qu'il peut mourir pour son pays, donc qu'il ne verrait pas pourquoi il ne pourrait pas mourir pour moi (…). C'est là où ça a commencé à devenir flippant, si je peux dire". Carine le bloque et croit avoir la paix.

J'arrivais au travail avec la boule au ventre en me disant, 'je vais sortir de ma voiture, il sera peut-être là'

Carine, harcelée par le preneur d'otages

C'est tout le contraire qui arrive. Carine ne le sait pas encore, mais Qader B. va rencontrer de graves problèmes psychiques. A son arrivée en Suisse comme requérant déclarant fuir les persécutions du régime iranien en tant que Kurde engagé dans la résistance armée, les autorités fédérales en charge de l'asile ne détectent pas de souffrance psychique particulière, mais uniquement une maladie congénitale avec le port d'une prothèse à la jambe gauche.

Qader B. affirme qu'il risquerait la mort en retournant dans son pays en raison de ses activités de résistant kurde. [RTS]
Qader B. affirme qu'il risquerait la mort en retournant dans son pays en raison de ses activités de résistant kurde. [RTS]

A Genève, Qader B. va toutefois rapidement dysfonctionner, comme l'émission Temps Présent a pu le vérifier en s'appuyant notamment sur le dossier fourni par l'Hospice général à la famille du défunt.

Un cas psychiatrique difficile à gérer

Il en ressort que le requérant se dit ensorcelé par Carine et qu'il présente des "idées suicidaires et des idées délirantes". Le 6 février 2023, il est interné de force à Belle Idée, l'établissement psychiatrique rattaché aux HUG. De puissants médicaments lui sont prescrits, utilisés notamment pour la schizophrénie et les épisodes maniaques. Mais il ne reste pas longtemps enfermé. Il ne suit pas le traitement. Il dit qu'on veut l'empoisonner.

À un moment donné, si on est rassuré par la personne, on dédie notre énergie à d'autres

Mathieu Crettenand, directeur de l'aide aux migrants à l'Hospice général

Et surtout, il affirme ne pas avoir besoin de soutien, comme le confirme à l'émission Temps Présent Mathieu Crettenand, directeur de l'aide aux migrants à l'Hospice général: "Nous avons été rassurés par la personne elle-même sur sa situation. Les problématiques d'ensorcellement ne sont plus d'actualité, ce qui nous a rassurés. Et comme vous le savez, on doit suivre beaucoup de personnes. À un moment donné, si on est rassuré par la personne, on dédie notre énergie à d'autres."

Une manière de signifier que le domaine de l'asile et du suivi psychiatrique est sous pression. Le problème, c'est que Qader B. ne va en fait pas bien du tout. Il franchit un pas supplémentaire dans le harcèlement en faisant de longs trajets entre Genève et les Rochat, où il tente presque quotidiennement d'entrer en contact avec Carine sur son lieu de travail.

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Un reportage de Temps présent donne la parole à l’employée du centre fédéral d’asile de Boudry (NE) harcelée par le preneur d’otages du train Sainte-Croix-Yverdon
19h30 - Publié le 6 juin 2024

La police la décourage de déposer plainte

Cette jeune mère de famille confie son angoisse: "J'arrivais au travail avec la boule au ventre en me disant, 'je vais sortir de ma voiture, il sera peut-être là'. Bien souvent, la sécurité du centre m'escortait et venait me chercher à ma voiture pour m'accompagner dans le centre". La police vaudoise est régulièrement sollicitée pour embarquer le requérant et le ramener à la gare d'Yverdon pour qu'il rentre à Genève.

Le centre d'asile des Rochat. [RTS]
Le centre d'asile des Rochat. [RTS]

Les employeurs de Carine lui conseillent aussi de déposer plainte. Mais les agents vont la décourager de le faire au motif qu'elle n'est pas directement et physiquement menacée. Ce refus d'enregistrer la plainte est problématique. Interrogé par l'émission Temps Présent, le directeur de la communication de la police cantonale vaudoise, Jean-Christophe Sauterel, en convient: "Très clairement, dans une situation comme celle-là, la prise de la plainte est aussi un moyen de rassurer la victime. Donc on peut légitimement se poser la question s'il n'aurait pas mieux fallu enregistrer cette plainte, même s'il n'y a pas forcément les éléments constitutifs de l'infraction et qu'au final, la plainte n'aboutira pas à l'ouverture d'une instruction pénale."

Les signes du drame à venir

A Genève, l'Hospice général n'est pas tenu au courant de ce harcèlement. Le suivi de Qader B. se révèle de plus en plus aléatoire. Il est brièvement enfermé une nouvelle fois de force en asile psychiatrique, mais il s'échappe et disparaît à l'étranger. A l'automne 2023, il revient hanter Carine aux Rochat. Elle exige alors une confrontation avec lui: "J'ai dû vraiment être ferme avec lui en lui disant: 'tu me fais peur'. Et je veux que tu me laisses tranquille. (…) Il m'a promis de ne plus jamais revenir. C'est là où il m'a dit: 'je vais partir mourir en Ukraine'".

Monsieur va mieux. Il n'a pas besoin de mesure médicale ou de suivre une thérapie, selon lui. Il a eu un moment difficile qui est passé

Note dans le dossier du preneur d'otages à la veille de son passage à l'acte

Qader B. va effectivement tenter de se rendre en Ukraine, mais il sera arrêté et emprisonné en Pologne. Il réapparaît à Genève à fin janvier 2024 dans un état inquiétant. Hébergé dans le centre d'accueil de Palexpo, il est agité et finit même par faire une crise de nerfs et renverser une table le soir du 6 février, soit deux jours avant de passer à l'acte et de terroriser les douze passagers et le conducteur du train Sainte-Croix-Yverdon. La gravité de son état psychique passe sous les radars, comme le confirme cette note dans son dossier en date du 7 février au matin: "Monsieur va mieux. Il n'a pas besoin de mesure médicale ou de suivre une thérapie, selon lui. Il a eu un moment difficile qui est passé."

>> Les précisions de Ludovic Rocchi dans Forum :

Les autorités genevoises mises en cause dans la prise d’otages d’Essert-sous-Champvent. [RTS (Forum)]
Forum - Publié le 6 juin 2024

Mathieu Crettenand reconnaît que ce genre de cas devrait pouvoir être mieux géré: "On devrait être mieux capable d'identifier, de prévenir, d'aller au-delà d'une simple marque de confiance. Être capable, quand il y a des disparitions et des retours, de réorienter des personnes vers des structures de soins. Et si la personne n'est pas preneuse, aujourd'hui on ne le fait pas forcément. Il faut donc voir de quelle manière on peut améliorer les choses pour demain."

L'Hospice général indique avoir pris plusieurs mesures de corrections pour mieux détecter et prévenir les problèmes de santé en collaboration avec les HUG et le Programme santé migrants. Par ailleurs, la formation du personnel assurant le suivi social a été renforcée dans ce domaine.

>> Les explications de Forum :

Une prise d'otages a eu lieu le soir du 8 février dans un train régional à Essert-sous-Champvent (VD). [Keystone - Laurent Gillieron]Keystone - Laurent Gillieron
Forum - Publié le 6 juin 2024

Chapitre 2
2. Angoisse et libération

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Deux enquêtes pénales sont actuellement ouvertes, une sur le contexte de la prise d'otages, l'autre sur l'assaut de la police qui a conduit au décès de l'assaillant. La justice vaudoise se refuse en l'état à tout commentaire. Impossible de savoir par exemple comment et pourquoi Qader B. s'est retrouvé à Sainte-Croix le soir du 8 février prêt à monter dans le train régional pour Yverdon, armé d'une hache et d'un marteau. Impossible aussi d'accéder aux images de vidéosurveillance qui ne sont pas encore versées au dossier, alors que l'unique caméra corporelle embarquée par la police, elle, n'a pas été enclenchée.

>> Relire l'article du soir de la prise d'otages : Prise d'otages dans un train près d'Yverdon: les passagers libérés, l'assaillant tué durant l'assaut

Pour reconstituer au mieux ce qui s'est passé au cours des quatre heures de cette prise d'otages et lors de l'assaut donné par les forces spéciales de la police vaudoise, l'émission Temps Présent a pu se baser sur les procès-verbaux d'auditions des otages et des policiers impliqués. Deux otages ont également accepté de témoigner, plusieurs autres ont refusé ou n'ont pas répondu, le choc traumatique étant encore trop grand.

Au départ de Sainte-Croix à 18h06 le 8 février dernier, personne ne remarque rien de particulier dans ce train fréquenté essentiellement par des habitués. Qader B., lui, semble avoir erré déjà plusieurs fois dans la région et sur cette ligne en direction d'Yverdon. Une témoin déclarera à la police l'avoir aperçu en train de demander de l'argent ou des cigarettes. Le soir du drame, il se met à faire des allers et retours dans les trois wagons de la rame régionale. Soudain, depuis le fond du train, il ordonne aux passagers, six femmes et six hommes, de se lever sous la menace de sa hache et de son marteau.

La peur de mourir

Jonas (prénom d'emprunt), un jeune otage, raconte la scène: "En avançant dans les wagons, j'ai averti tout le monde en disant 'Y'a un fou dans le train avec une hache, il est armé.' Il était derrière nous, il nous poussait, son but était de tous nous coincer à l'avant du train." C'est ce qui se produit. Les passagers tentent alors de contacter le conducteur en frappant à sa porte pour qu'il arrête le convoi comme le réclame l'assaillant dans un anglais rudimentaire.

 Je vais peut-être mourir ce soir. Ça y est

Brad, l'un des otages du train

Le conducteur met un instant à saisir la gravité de la situation. Il immobilise son train en rase campagne, à l'arrêt sur demande d'Essert-sous-Champvent. Les portes vont rester verrouillées. L'alerte est donnée à la police à 18h34 par téléphone à la demande de Qader B. lui-même qui va par ailleurs laisser les otages libres d'utiliser leurs portables.

Les otages ont pu garder leur téléphone, ce qui a notamment permis d'avoir des vidéos de l'intérieur du train. [RTS]
Les otages ont pu garder leur téléphone, ce qui a notamment permis d'avoir cette unique vidéo de l'intérieur du train. [RTS]

Un terrible huis clos commence pour ces 13 personnes qui ne se connaissent pas ou seulement de vue. Brad, un habitant de Sainte-Croix, est le seul à avoir accepté de témoigner à visage découvert: "Dans ces premiers instants, j'ai été plus que terrorisé. Parce que pour la première fois de ma vie, j'avais réellement quelqu'un de déterminé en face de moi, avec une arme blanche, violente. C'est une hache de bûcheron, c'est quelque chose d'assez grand. (…) Vous réalisez – le pire, c'est la réalisation – et vous vous dites: 'mais en fait, je vais peut-être mourir ce soir. Ça y est'."

Deux otages dans le rôle de médiateurs

Le conducteur du train et un autre otage, le plus âgé, vont jouer un rôle essentiel pour maintenir le dialogue et un calme relatif entre ces 13 personnes et leur assaillant, comme le confirme Jonas: "C'est vraiment eux qui nous ont – entre guillemets – sauvés, je pense. Ils ont communiqué avec lui, ils ont compris la situation." Aucun otage n'a craqué et tenté d'attaquer l'assaillant, même si certains en ont parlé entre eux. Le risque que tout finisse en bain de sang les a dissuadés. D'autres otages étaient simplement tétanisés et incapables de réagir.

Assez vite, ils comprennent que leur assaillant est un requérant d'asile kurde iranien, qu'il a un passé de combattant comme le montrent des images de lui en tenue kaki, et qu'il est comme envoûté par une femme qui lui aurait jeté un sort. Il répète souvent son prénom et le terme de "magic".

Il faut que vous veniez à tel endroit, sinon on va tous mourir

Une otage, au téléphone, à l'employée du centre d'asile des Rochat

L'otage le plus âgé a l'idée d'appeler un ami qui parle perse. Grâce à lui, il devient plus clair que le preneur d'otages a une seule revendication: la femme dont il parle sans cesse doit être amenée sur place par la police. Cette femme, c'est donc Carine, l'employée du centre d'asile des Rochat. Qader montre son nom sur une capture de son profil Facebook. Et aussi incroyable que cela puisse paraître, une des otages comprend que cette femme travaille avec une personne dont elle est proche. Elle va obtenir le numéro de portable de Carine.

Un coup de téléphone surréaliste

Les otages vont tenter de la convaincre de venir sur place. Il est 19h11 quand commence l'appel. Carine s'en souvient comme si c'était hier: "Le ciel me tombe sur la tête. (…) Je n'y crois pas. La femme au bout du fil me dit: 'il faut que vous veniez à tel endroit, sinon on va tous mourir'. (…) Sur le moment, je ne peux pas réaliser la gravité de la situation, c'est impossible". Carine est paniquée, mais elle demande quand même qu'on lui passe l'assaillant au téléphone: "Il me répétait sans cesse: 't'as deux heures, t'as deux heures pour venir.' Moi, je ne pouvais pas."

La désillusion est grande pour les otages. Ils en veulent sur le moment à Carine de refuser de venir aider à les libérer. Ce qu'ils ne savent pas, c'est que Carine va négocier longuement avec la police et finir par accepter de venir sur place. Mais on est encore loin du dénouement. Des renforts de police et de premiers secours ne cessent d'affluer autour de la petite gare d'Essert-sous-Champvent, des proches des otages se rendent aussi sur place.

Le train immobilisé à la gare d'Essert-sous-Champvent. [RTS]
Le train immobilisé à la gare d'Essert-sous-Champvent. [RTS]

Alors que le premier ultimatum de deux heures fixé par Qader B. arrive à son terme, la tension devient presque insupportable dans le wagon des otages. Le forcené s'est mis à aiguiser sa hache. Un des pires moments selon Brad: "Il y avait des otages qui pleuraient. Parce que quand vous commencez à aiguiser une lame et que vous avez dit aux gens que dans deux heures vous tuez quelqu'un. Et que vous voyez que ça ne bouge pas trop – enfin, nous on n'en savait rien – du côté des forces de l'ordre, vous vous dites qu'il va falloir un mort avant que ça agisse."

Des sautes d'humeur inquiétantes

L'entrée en jeu d'un interprète de confiance trouvé par la police va permettre de temporiser. Qader B. fixe un nouvel ultimatum de deux heures pour que Carine vienne sur place pour, selon lui, le libérer du sort qu'elle aurait jeté sur lui. Rien ne se passe et le forcené se fâche avec la police. Il fait monter la pression en préparant du fil de fer pour ligoter les otages. Une jeune femme finit avec les mains attachées dans le dos. C'est la panique, se souvient Jonas: "Je commence à vraiment avoir peur, parce ce que je me dis: 'là, il va tous nous ligoter et ça va être la merde'. Si on est tous ligotés, c'est fini pour nous."

Ce qu'on demande à nos spécialistes, c'est de faire preuve du plus grand sang-froid possible et d'intervenir quand c'est effectivement nécessaire

Jean-Christophe Sauterel, responsable de la communication de la police cantonale vaudoise

Le preneur d'otages met fin lui-même à son plan: il détache les mains de la jeune femme et s'excuse auprès d'elle. Ces changements brusques d'attitude marquent tout le déroulement de la prise d'otages. Un autre moment d'angoisse survient peu avant 22h, quand Qader B. menace physiquement un otage. Voilà comment ce jeune homme a résumé la scène dans sa déposition auprès de la police: "Il m'a demandé de poser la main sur une barre métallique vers la porte du train et a menacé de me couper les doigts avec sa hache en faisant un geste explicite."

L'otage l'a supplié d'arrêter et l'assaillant l'a laissé aller se rasseoir.

Les otages et l'assaillant à bord du train. [RTS]
Les otages et l'assaillant à bord du train. [RTS]

A ce moment terrifiant de la prise d'otages, la question se pose de savoir pourquoi les unités spéciales de la police vaudoise et les tireurs d'élite massés autour du train ne sont pas intervenus. Selon le responsable de la communication Jean-Christophe Sauterel, la situation est restée en permanence tendue mais sous contrôle: "Ce qu'on demande à nos spécialistes, c'est de faire preuve du plus grand sang-froid possible et d'intervenir quand c'est effectivement nécessaire. A posteriori, on se rend compte qu'à ce moment-là, même si on peut du côté des otages penser que c'était nécessaire d'intervenir, dans la réalité, l'intervention ne se justifiait pas à ce moment-là."

Une cigarette libératrice

Comme plusieurs fois au cours de cet interminable huis clos, les victimes elles-mêmes vont réussir à faire redescendre la tension. Dans leur rôle de médiateurs, l'otage le plus âgé et le conducteur réussissent à renouer le dialogue avec l'assaillant. Il se remet à parler de son passé en Iran, de la Suisse où rien ne va pour lui. Dans cette ambiance presque détendue, le conducteur propose d'aller fumer une cigarette au fond du wagon. Cette idée s'avérera déterminante pour le dénouement de la prise d'otages.

L'assaillant suit le conducteur pour aller fumer. Ils échangent quelques mots, notamment sur l'enfant de Qader B. resté en Iran, ce qui semble l'émouvoir.

Et, soudain, sans que l'on sache pourquoi, le preneur d'otages passe par le sas et se retrouve seul dans le wagon suivant. La voie est libre, la police est avertie, elle ordonne aux otages de se plaquer contre leurs sièges.

Il est 22h15, l'assaut est donné. Tout va très vite. Les otages vont être évacués un par un du train, les mains en l'air par mesure de sécurité. Les réactions sont contrastées, se souvient Jonas: "Y'a des gens qui se sont évanouis sur les rails, ils étaient traumatisés par ce qui se passait. Moi, j'étais trop heureux de sortir du train. Genre, j'avais de l'adrénaline de fou."

L'assaut est donné à 22h15, plus de quatre heures après le début de la prise d'otages. [RTS]
L'assaut est donné à 22h15, un peu moins de quatre heures après le début de la prise d'otages. [RTS]

Carine, elle, se trouve dans une voiture de police quand l'assaut est donné: "La policière qui est assise à côté de moi reçoit un coup de téléphone. Et puis elle se tourne vers moi et me dit: il a été appréhendé, c'est fini. (…) Je me mets à pleurer parce que le stress tombe d'un coup." Tout comme pour les otages, la police ne dira pas tout de suite à Carine ce qui s'est vraiment passé pendant l'assaut. Ni son issue fatale pour Qader B.

Le tir d'un policier l'a atteint dans le haut du corps et dans le lobe droit du front. Son décès a été constaté sur place.

Chapitre 3
3. Tirs mortels et suites judiciaires

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La famille de Qader B. s'est portée partie plaignante dans la procédure pénale que la justice a ouverte d'office, comme chaque fois qu'un agent fait usage de son arme de service contre quelqu'un. Joint par Temps Présent via un appel vidéo dans la vallée de Piranshahr en Iran, le frère cadet du défunt dit l'incompréhension de la famille: "Son acte est tout à fait déplacé, il n'aurait pas dû commettre cela. Mais il n'a tué personne, ce n'était pas un sauvage. La décision du policier n'était pas juste, il n'aurait pas dû le tuer. Il aurait dû utiliser un spray ou je ne sais quoi. On est tout de même en Suisse, dans un Etat de droit."

Lors d'une telle intervention, ne pouvait-on pas tirer dans les jambes ou dans le bras pour le maîtriser?

Olivier Peter, avocat de la famille du preneur d'otages

L'avocat genevois Olivier Peter représente la famille dans la procédure en cours. Il conteste l'argument de la légitime défense avancée par la police pour justifier les tirs mortels: "On sait que l'agent premier de rang avait un bouclier balistique qui pouvait certainement arrêter un coup de hache, surtout d'une personne malade. Et on a tiré en tout cas deux coups, dont un dans la tête de Qader B. Mais lors d'une telle intervention, ne pouvait-on pas tirer dans les jambes ou dans le bras pour le maîtriser?"

Je me sens toujours attaqué (…). Après le second tir, le preneur d'otages s'est effondré à mes pieds. Encore un pas de plus et il m'aurait touché

Le policier auteur des tirs

Selon le dossier pénal consulté par Temps Présent, c'est effectivement le policier placé en tête de la colonne d'intervention des forces spéciales qui a estimé devoir tirer, après que, selon ses dires, son collègue armé d'un taser n'a pas réussi à neutraliser l'assaillant. Lors de sa première audition par la justice vaudoise, il se justifie ainsi: "Je me sens toujours attaqué et il me semble avoir tiré deux coups pleine masse, soit la zone du buste (…). Après le second tir, le preneur d'otages s'est effondré à mes pieds. Encore un pas de plus et il m'aurait touché."

Un regard qui marque

Le policier dit avoir eu en face de lui un individu qui n'allait pas se rendre: "Ce qui me marque, c'est son regard. Son regard est persistant et il m'a donné l'impression d'être très déterminé."

Interrogée par Temps Présent, son avocate Odile Pelet explique de son côté que dans des situations d'urgence comme celle du train d'Yverdon, la procédure est de tirer avec un maximum d'efficacité: "Quand on est rapide, on ne peut pas être précis. Pour viser un bras ou une jambe, il faut de la précision, mais pour de la précision, il faut du temps. Les policiers sont formés dans ces situations d'urgence à tirer sur la zone du corps la plus large et cette zone du corps la plus large, c'est le torse. La conséquence est souvent malheureusement le décès, mais ce n'est évidemment pas l'objectif recherché. L'objectif recherché, c'est la neutralisation de l'agresseur."

Les policiers sont formés dans les situations d'urgence à tirer sur la zone du corps, à savoir le torse. [RTS]
Les policiers sont formés dans les situations d'urgence à tirer sur la zone la plus large du corps, à savoir le torse. [RTS]

L'enquête menée par le procureur général du canton de Vaud devra départager ces versions contradictoires. Des experts en balistique viennent de recevoir un mandat pour répondre notamment à ces questions: le forcené porteur d'armes blanches pouvait-il être neutralisé autrement qu'avec une arme à feu? Pourquoi le taser n'a pas réussi à le maîtriser? Dans quel ordre exactement ont eu lieu les tirs? Pourquoi la tête a été touchée?

Pour l'avocat Olivier Peter, l'entier de la prise en charge de Qader B. doit être remis en cause. Il n'exclut pas de demander dans un second temps d'établir d'éventuelles responsabilités dans le suivi discutable assuré par les autorités en charge de l'asile: "On a une personne qui est gravement malade, handicapée par des troubles mentaux sérieux (…) et qui n'est manifestement pas prise en charge de manière adéquate puisqu'elle s'est mise en danger elle-même et les autres. Donc le traitement du dossier par les autorités genevoises est problématique et témoigne probablement d'un défaut structurel dans la prise en charge des personnes migrantes".

La descente aux enfers de Qader B. pose la question des moyens à mettre en œuvre pour mieux protéger la société. Et donc mieux prendre en charge la détresse d'un individu avant d'en arriver à un tel drame: un mort et de nombreuses personnes qui n'ont pas fini de panser leurs plaies post-traumatiques.