Dans le podcast Dingue, Gilles, aujourd’hui ultra-traileur, explique que tout a commencé par une déception amoureuse en 2000, alors qu'il a 22 ans. Complexé par son poids – 120 kilos à l’époque – il entreprend de se transformer: "Je commence à faire des régimes et à tout calculer ce que je mange."
Le jeune homme adopte un rythme effréné de sport: trois séances par jour, entre fitness et musculation. Le mécanisme s’emballe. Longtemps, personne ne s’en inquiète. En 2003, les responsables de son fitness lui interdisent l’accès et le persuadent de consulter. Il pèse alors 53 kilos.
Un échec thérapeutique
En février 2004, Gilles est hospitalisé dans des conditions très strictes: "Un mois cloîtré dans la chambre, sans autorisation de voir personne, ni parents, ni téléphone. Interdiction de marcher. On est en chaise roulante. Le programme, c’est manger, manger, manger et surveiller qu’on ait mangé. C'est du gavage."
Il passe huit mois en institution et reprend cinq kilos, mais l’absence de suivi psychothérapeutique durable limite les progrès.
L’anorexie peut être comprise comme une addiction au contrôle et à la capacité de ne pas satisfaire un besoin
Pour Marco Solca, psychiatre et médecin adjoint aux Hôpitaux Universitaires de Genève (HUG), cela illustre une époque révolue: "Aux alentours de 2010, des études ont montré que l’évolution à long terme des patients traités en ambulatoire n’était en tout cas pas moins bonne qu’en hospitalisation. Aujourd’hui, la majorité des centres privilégient l’ambulatoire."
Cependant, un suivi adapté reste crucial à ses yeux: "Le travail psychothérapeutique n’est possible qu’à partir d’un certain poids; sinon, le cerveau n’est simplement pas en mesure de faire ce travail." Le retard dans la prise en charge et l’absence de suivi psychothérapeutique ont probablement contribué à la chronicisation de l’anorexie de Gilles
L’ultra-trail comme exutoire
Aujourd’hui, Gilles, qui vit toujours avec une anorexie, est ultra-traileur. Il n’estime pas être un cas isolé: "Il y en a beaucoup et ça se voit. On n’a pas besoin d’en parler: on se voit, on se reconnaît."
Une journée type, c’est sport, travail et sport. Si j’ai un imprévu, je perds le contrôle
Marco Solca comprend ce lien, possible, entre anorexie et ultra-trail: "C’est sentir son corps dans ce qu’il a de plus essentiel et fondamental. Un besoin de se sentir vivant, soit par l’excès de sport, soit par la dénutrition extrême. L’anorexie peut être comprise comme une addiction au contrôle et à la capacité de ne pas satisfaire un besoin."
Le piège du contrôle
Pour Gilles, tout tourne autour du sport et de la nourriture. "Une journée type, c’est sport, travail et sport. Si j’ai un imprévu, je perds le contrôle: c’est un cercle fermé."
Selon Marco Solca, ce contrôle s’installe insidieusement: "Tout commence souvent par un régime anodin. Puis vient la satisfaction liée à la perte de poids et celle de faire l’expérience du contrôle. Progressivement, la personne se retrouve coincée dans ce nouveau fonctionnement, il y a une espèce d'emballement et de cercle vicieux. Et plus on attend, plus il va être cristallisé, cloisonné et figé."
Malgré la chronicité de son trouble, Gilles continue de lutter. La force mentale développée dans l’ultra-trail pourrait un jour devenir un atout pour son rétablissement.
Adrien Zerbini/boi