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Internet, la nouvelle guerre froide

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Deux internets, deux objectifs du contrôle des populations / Tout un monde / 6 min. / le 27 août 2019
Le web devait nous rassembler, comme plus tard la 5G. Aujourd'hui pourtant, ces technologies pourraient au contraire diviser le monde en deux. Avec un internet chinois d'un côté, et un internet américain de l'autre.

Il y a la guerre que se livrent Trump et Huawei dans les médias et sur les réseaux sociaux. Bien visible. Quand l'administration américaine lance des sanctions contre le géant chinois des télécoms pour des soupçons d'espionnage, Huawei supprime 600 emplois aux Etats-Unis.

Les restrictions que Donald Trump impose aux partenaires du groupe technologique chinois Huawei ne sont que la dernière étape d'un processus déjà engagé. Un processus que certains désignent comme la construction du rideau de fer numérique, fondé sur la concurrence technologique entre la Chine et les Etats-Unis.

Et un processus que l'administration Trump ne fait qu'accélérer. Bien sûr les restrictions imposées aux fournisseurs de Huawei ont un effet direct sur les ventes du groupe chinois. Mais elles poussent aussi les entreprises chinoises à s'affranchir de toute collaboration internationale en assurant la production de leur propre matériel.

Ligne de production de bras robotisés à Nanjing [Keystone]
Ligne de production de bras robotisés à Nanjing [Keystone]

Les relations entre les Etats-Unis et la Chine sont aujourd'hui telles que l'on spécule sur la création de deux internet opposés. L'un fondé sur la consommation, l'autre sur la contrôle de la population. C'est ce que prédit par exemple Kai Fu Lee, le CEO de la firme d'investissements Sinovation Ventures, qui s'attend à une telle séparation d'ici 5 ans. Même son de cloche du côté américain, Eric Schmidt, ancien patron de Google, estime lui aussi qu'internet sera divisé.  Les anglophones lui ont donné un nom: le splinternet.

Publicité ou contrôle

Il y a quelques mois, l'émission Tout un monde recevait Lawrence Lessig, connu pour être l'un des premiers penseurs d'internet. Ce professeur de droit à Harvard, ancien candidat à la présidentielle américaine, avait identifié en 1999, déjà, les enjeux politiques d'internet dans un papier qui fait encore référence: "Code is Law". Que pense-t-il de la division schématique d'un internet coupé en deux?

"Vous pouvez simplifier les choses en disant qu’il y a l’Est et l’Ouest. L’Est, c’est la Chine et l’Ouest, ce sont surtout les Etats-Unis et, de plus en plus le reste du Monde. A l’Ouest, ces plate-formes sont conçues pour vendre de la publicité. Facebook et Google sont pensées pour siphonner des informations, cibler les gens avec leurs publicités et les pousser à acheter quelque chose. A l’Est, les réseaux sont déployés pour mieux contrôler les gens. Le système chinois des crédits sociaux, par exemple, vise à pousser la population à se comporter comme le gouvernement le souhaite. Ces deux visions sont orientées vers des objectifs qui ne correspondent pas forcément à ce que les gens veulent."

>> Ecouter l'interview de Lawrence Lessig dans Tout un monde :

Lawrence Lessig, professeur de droit à Harvard, le 30 novembre 2017. [Getty Images/AFP - Monica Schipper]Getty Images/AFP - Monica Schipper
Internet et la démocratie: interview de Lawrence Lessig / Tout un monde / 10 min. / le 9 mai 2019
Pony Ma Huateng, CEO de Tencent Holdings Ltd. [Keystone]
Pony Ma Huateng, CEO de Tencent Holdings Ltd. [Keystone]

Fer de lance de ces deux internets, les entreprises américaines et chinoises investissent des milliards pour fournir des services toujours plus performants et addictifs. Les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) ont désormais des adversaires à la hauteur: les BATXH, pour Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi et Huawei.

Quand Facebook annonce la création d'une monnaie virtuelle, la Libra, Alibaba a déjà son Alipay en activité avec plus de 600 millions d'utilisateurs actifs. Concrètement, un touriste chinois peut payer ses achats aux Galeries Lafayette ou chez Sephora avec la solution de paiement du géant chinois. Parmi les 30 capitalisations boursières les plus importantes dans le domaine de la tech, on trouve désormais 7 entreprises chinoises.

Si les géants américains sont bien implantés sur le marché mondial, les entreprises chinoises peuvent compter sur le soutien inconditionnel de leur gouvernement. L'initiative Belt and Road (BRI), les nouvelles routes de la soie, incarne cet politique volontariste. Concrètement, le gouvernement investit massivement dans des voies de communication en direction de l'Afrique et de l'Europe pour faciliter les échanges économiques. Mais pas seulement. Le volet numérique de l'initiative prévoit la pose de réseaux de fibre optique et permet aux BATXH de mettre un pied dans de nouveaux pays. La Chine s'implante ainsi habilement sur un territoire africain en manque d'infrastructures, en offrant certaines prestations.

Une stratégie qui aurait un coût pour l'Afrique, comme le montre l'affaire dénoncée par Le Monde. En janvier 2017, selon le journal français, un informaticien du siège de l'Union africaine (UA) à Addis-Abeba constate une surcharge du réseau tous les soirs entre minuit et deux heures du matin. Le système informatique est un cadeau de la Chine à l'Afrique. Chaque nuit, entre 2012 et 2017, les données de l'Union africaine étaient stockées sur des serveurs hébergés à Shangaï. Depuis, l'UA a ses propres serveurs. L'ambassadeur de Chine à l'Union africaine a, lui, nié tout espionnage des données.

Siège de l'Union africaine à Addis-Abeba [AFP]
Siège de l'Union africaine à Addis-Abeba [AFP]

La lutte pour l'emprise sur l'Internet mondial est en passe de s'étendre au monde réel. Avec l'internet des objets, les algorithmes ont une influence directe sur notre quotidien. Bientôt ils géreront nos transports, notre eau ou encore notre énergie. L'intelligence artificielle (IA) devient centrale dans la guerre commerciale de demain. Là aussi, les Américains et les Chinois se rendent coup pour coup.

La Chine va investir 150 milliards d'ici 2030 dans l'intelligence artificelle. Elle attire les meilleurs spécialistes du domaine avec des salaires exorbitants et une grande liberté éthique. Le 11 février, Donald Trump a répondu à la menace en demandant à son administration de faire de l'IA une priorité et de consacrer toutes les ressources à l'innovation.

Neutralité du web

La version presque un peu idéalisée de la toile est désormais obsolète. Selon Jean-Gabriel Ganascia, professeur d'informatique à la Sorbonne, président du comité d'éthique du CNRS, cette séparation met aussi à mal un principe plus fondamental encore, celui de la neutralité du net. "Le fondement des échanges sur le web, c'était l'intelligence aux deux bouts. La circulation des messages ne dépendait pas de leurs contenus. Or, les Etats-Unis ont mis en cause cette neutralité du net. La Chine, elle, ne l'a jamais acceptée puisqu'elle contrôle tout."

Cette division en deux blocs technologiques tourne aussi la page sur un moment très particulier de l'histoire. "On avait une particularité historique avec le web, puisqu'il y avait un abandon des souverainetés nationales, avec des échanges à l'échelle mondiale. Mais on constate désormais que les grandes puissances reprennent leur souveraineté et imposent des règles. C'est ce monde qui a l'air de se dessiner aujourd'hui. C'est un peu inquiétant."

Rôle de l'Europe

Cette séparation d'internet est complexe. Parce qu'il y a, paradoxalement, comme une collaboration involontaire quand il s'agit de finaliser cette scission. Les entreprises américaines participent à la construction d'un internet chinois, caractérisé par sa surveillance. C'est d'ailleurs un reproche qui est souvent formulé.

Les médias américains ont rapporté que OpenPower Foundation, une organisation dirigée par Google et IBM, a mis sur pied une collaboration entre les américains IBM et Xilinx, un fabricant de puces ... et le groupe chinois Semptian. L'objectif de cette collaboration? Développer des microprocesseurs capables d'analyser d'énormes quantités de données.

Image d'illustration [AFP]
Image d'illustration [AFP]

Et les documents analysés par les journalistes américains montrent que Semptian emploie cette technologie à des fins de surveillance et de censure. Ça c'est pour les deux blocs concernés. Le reste du monde, lui, se voit contraint de choisir, de se plier à un système ou à un autre. Ce sera aussi le cas pour l'Europe.

"Les technologies actuelles, en particulier celles de l'intelligence artificielle, sont liées à la possession de grandes quantités de données, estime Jean-Gabriel Ganascia. Il faut des acteurs puissants et un marché très large, or les Etats-Unis et la Chine ont les deux. En Europe, il n'y a pas de coordination et de volonté de rivaliser avec ces deux géants." Ce qui met l'Europe dans un rôle de public passif, contraint de suivre un modèle. Et ce suivisme est déjà bien installé. Notre système de référence, notre internet est, pour l'heure en tout cas, l'américain.

Katja Schaer/Pascal Wassmer

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5G, la pointe de l’iceberg

L’histoire officielle débute en janvier 2018. Alors que le géant chinois des télécommunications, Huawei, présente son nouveau smartphone haut de gamme censé rivaliser avec les derniers IPhones, une nouvelle vient perturber l’arrivée massive des téléphones chinois sur le marché américain. Le partenaire d’Huawei, l’opérateur AT&T, renonce à vendre les mobiles chinois. Pourquoi ce revirement de dernière minute qui ouvrait en grand les portes du marché US ? La presse s’interroge et souligne des pressions politiques venues de Washington.

En octobre 2012 déjà, une commission de la Chambre des représentants pointe du doigt Huawei. On peut lire dans son rapport que “la Chine a les moyens, l’opportunité et la motivation d’utiliser les entreprises de télécommunications à des fins malveillantes”. Les autorités américaines soupçonnent les entreprises chinoises d’insérer du matériel d’espionnage dans leurs produits. Huawei est présenté comme proche du Parti communiste chinois et des services de renseignement.



La guerre des smartphones est visible par tous. Elle se joue à grand renfort de publicité. La lutte pour imposer les systèmes permettant de gérer la technologie 5G est, elle, plus discrète. Huawei se targue de détenir 22% du marché mondial des équipements télécoms, devant Nokia et Ericsson. Ce qui en fait le leader mondial dans le domaine. France Télécom, Orange ou Deutsche Telecom utilisent sa technologie. En Suisse, le réseau mobile de Sunrise et le réseaux fixe de Swisscom sont développés par Huawei.



Cette mainmise inquiète l’administration Trump. Avec la 5G, c’est le contrôle de l’internet des objets qui est en jeu et plus largement le leadership de l’économie mondiale. Cette technologie doit, à terme, permettre de gérer des véhicules autonomes et de récolter une masse impressionnante de datas utiles à l’industrie. Dès lors, tous les coups sont permis. Les Américains réagissent de la même manière que dans les années 80 avec l’électronique bon marché et les voitures japonaises, en plaçant des barrières et des interdictions. Et les Chinois en remplaçant, petit à petit, les technologies américaines par des technologies chinoises. La bataille actuelle autour de la 5G ouvre la voie à une guerre. Celle de l'intelligence artificielle. A savoir, qui contrôlera les machines?

PW

Les applications Google ne seront pas sur le prochain smartphone Huawei

Le futur smartphone haut de gamme de Huawei, le Mate 30, ne disposera pas de la version enrichie d'Android avec les applications embarquées telles que Google Maps, Gmail ou encore YouTube, mais les futurs propriétaires des appareils pourront toujours les télécharger.

Il s'agit de la première conséquence pratique de la décision américaine d'inscrire Huawei sur la liste des entreprises étrangères avec lesquelles les groupes américains n'ont pas le droit d'échanger de technologie.

Selon un porte-parole de Google, ce smartphone ne peut intégrer la version du géant américain d'Android ni aucune des applications livrées avec du fait de l'interdiction visant le groupe chinois. Une interdiction qui s'applique quand bien même Huawei a obtenu plusieurs sursis, de 90 jours à chaque fois, le dernier datant du 19 août.

AFP