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Bientôt, les lumières des satellites feront de l'ombre aux étoiles

Lancement d'une fusée transportant un satellite depuis la base aérienne de Cap Canaveral en Floride. [AP/Keystone - Malcolm Denemark]
Les satellites à but commercial inquiètent les scientifiques / Tout un monde / 6 min. / le 14 novembre 2019
La prolifération annoncée des satellites dans l'espace inquiète la communauté scientifique. Outre la gestion de la circulation et des débris, leurs émissions lumineuses pourraient mettre en péril les mesures des astronomes.

Space X continue sa conquête spatiale. La société du milliardaire américain Elon Musk annonçait lundi le lancement de soixante nouveaux satellites, mis en orbite autour de la Terre. Il s'agit d'une nouvelle étape de son projet Starlink, qui promet l'accès à internet dans tous les coins du globe grâce à une myriade de mini-satellites. Quelque 42'000 engins au total devraient graviter dans l'espace - si les autorisations sont obtenues - soit vingt fois plus que ce qui tourne actuellement au-dessus de nos têtes.

Leur présence ne laisse pas indifférent les astronomes, dont le métier est d'observer le ciel, et qui s'inquiètent de la pollution visuelle qui serait engendrée. Ils craignent que leurs observations de l'espace soient plus difficiles, avec tous les objets volants qui s'interposeront entre eux et les étoiles.

Plus de satellites que d'étoiles visibles

D'autant que SpaceX n'est pas la seule firme sur les rangs. La startup Oneweb ou Amazon ont des projets similaires. Ces méga-constellations de satellites envisagées pourraient bien changer l'aspect de notre ciel nocturne, selon David Ehrenreich, professeur associé au département d'astronomie à l'Université de Genève, interrogé par l'émission Tout un monde.

"Si vous regardez aujourd'hui un ciel nocturne dégagé, vous pouvez voir les étoiles. Si vous regardez un endroit donné pendant une minute, vous êtes quasiment sûr de voir à un moment donné un satellite visible à l'oeil nu. On parle aujourd'hui d'augmenter, par des facteurs de plusieurs milliers, le nombre de satellites visibles autour de la Terre. On va donc inévitablement arriver au moment où on aura davantage de satellites dans le ciel que d'étoiles visibles à l'oeil nu."

Si cet accès au ciel par tout un chacun pose un problème en terme de pollution lumineuse, c'est également inquiétant d'un point de vue d'astronomie professionnelle, parce que ces observations très précises requièrent souvent des temps de pose longs. "Si un satellite passe dans la pose, on verra un trait lumineux. Quelques traits lumineux, ça va, mais s'il y en a plusieurs centaines ou milliers, on ne pourra plus faire cette astronomie-là", explique le spécialiste.

Peindre les engins en noir?

Les satellites sont visibles notamment parce qu'ils reflètent la lumière du soleil avec leurs panneaux solaires. Pour atténuer cette pollution visuelle, une porte-parole de SpaceX proposait de peindre en noir la base des satellites qui font face à la Terre, afin de les rendre moins réfléchissants. Mais aucun mesure concrète n'a été prise, et les scientifiques attendent toujours des mesures.

Il y aura certes toujours les télescopes spatiaux, eux-mêmes en orbite, comme Hubble, pour l'observation du ciel également depuis l'espace. David Ehrenreich, lui, est toutefois formel: rien ne remplace l'astronomie vue de la Terre.

"On utilise aujourd'hui au sol des télescopes avec des miroirs de 8 mètres de diamètre, et on est en train de construire au Chili un télescope avec un miroir de 40 mètres de diamètre, impossible à spatialiser, parce que beaucoup trop grand. Avec un télescope de 40 mètre au sol, vous faites des choses que vous ne pouvez pas faire dans l'espace, même avec les télescopes spatiaux les plus puissants", illustre David Ehrenreich.

Débris non contrôlables

Il y a également le problème des débris de satellites qui inquiète les astronomes, illustrés dans le film Gravity dans lequel une station spatiale est heurtée par des débris. Si le problème existe déjà, il devrait se multiplier.

"Le risque d'impact entre ces débris et les engins envoyés sera augmenté au moment de lancer un satellite ou un vol habité. Aux vitesses auxquelles ces engins gravitent autour de la Terre, même un éclat de peinture peut avoir des effets délétères", souligne David Ehrenreich.

Avec la nouvelle constellation de satellites, le problème promet de prendre de l'ampleur, d'autant que sur les soixante satellites lancés en mai dernier, on a déjà perdu le contrôle de trois d'entre eux.

Etats responsables

Sur un plan légal, l'espace est régi par un traité conclu en 1967 - en pleine course à l'espace entre les Etats-Unis et l'URSS. Ce traité stipule que les Etats sont libres d'aller et d'agir dans l'espace, mais ils sont responsables de ce que font leurs entreprises et leurs agences.

Face aux activités de SpaceX, les astronomes n'ont pas grande possibilité de recours: basés au sol, ils ne sont pas concernés par le droit de l'espace. Ils peuvent néanmoins tenter de saisir malgré tout la justice américaine.

"L'Etat américain devra arbitrer entre le déploiement des constellations par Elon Musk - déploiement qui se fait sous sa responsabilité - et le droit à la liberté scientifique au sein de la communauté américaine", explique Philippe Achilleas, professeur de droit public et spécialiste du droit de l'espace à l'université Paris Saclay. "Mais comme l'arbitrage se fait dans un contexte national, je vois très mal des chercheurs suisses obtenir réparation de l'Etat américain qui autoriserait le lancement des satellites privés d'Elon Musk."

Normes internationales

Une réglementation plus contraignante semble toutefois nécessaire, admet Philippe Achilleas. "Pour le moment, on n'a pas encore eu de dégâts significatif, par exemple une collision entre satellites. Mais si demain on assiste à la multiplication des dommages causés par les objets spatiaux entre eux, cela va déboucher sur un contentieux, qui pourrait ralentir l'activité économique. Il faut donc impérativement mettre en place des règles claires pour les activités dans l'espace."

Au sein de l'ONU, le Comité des utilisations pacifiques de l'espace extra-atmosphérique a la compétence d'adopter des normes internationales. "Le problème, c'est que depuis plusieurs années, les Américains bloquent tous les travaux normatifs de l'ONU, cherchant à imposer leurs concepts juridiques nationaux au reste du monde", indique Philippe Achilleas.

Pour le spécialiste, ce n'est que quand l'Inde ou la Chine auront des satellites que les Etats-Unis, pour l'instant ultra-majoritaires sur le marché des satellites, reviendront à la table des négociations.

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Blandine Levite/kkub

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