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De l'ivoire au clonage, la chasse aux mammouths ne faiblit pas

Genesis 2.0
"Genesis 2.0" à voir ci-dessus jusqu'au dimanche 24 mai 2020.
Entre 20 et 30 tonnes d'ivoire de mammouth sont mis au jour chaque été en Arctique sibérien. Parfois, des corps complets apparaissent, suscitant des espoirs de résurrection de cet animal. Diffusé par Les Docs de la RTS, le film "Genesis 2.0" expose les enjeux de la biologie synthétique.

Chaque été, des dizaines de Yakoutes (Russes turcophones) se rendent sur les îles de l'Arctique sibérien pour trouver des défenses de mammouth. Souvent portés par le besoin impérieux de faire vivre leur famille, certains parcourent jusqu'à 350 kilomètres à bord d'un petit canot pneumatique pour rejoindre ces déserts de toundra aux allures post-apocalyptiques. Là-bas, le permafrost (terre gelée) fond sous l'effet du réchauffement climatique, dévoilant des cadavres d'éléphantidés laineux vieux d'au moins 14'000 ans. Les chasseurs les recherchent au petit bonheur la chance et malgré leur croyance que cela porte malheur.

Mais le jeu en vaut la chandelle. Depuis l'interdiction du commerce de l'ivoire d'éléphant en Chine, le prix de l'ivoire de mammouth a doublé: environ 1000 francs le kilo, soit 40'000 francs la défense de 40 kg. Les plus belles pièces sont sculptées en Chine pendant un an avant d'être revendues à plus d'un million de francs. "C'est très dommage qu'il n'y ait pas de réglementation précise sur cette ruée vers l'ivoire", déplore Bruno Maureille, directeur de recherche au CNRS, "Le permafrost raconte beaucoup de choses sur les espèces qui y ont vécu".

La chasse aux mammouths en Nouvelle-Sibérie. [Frenetic films]
La chasse aux mammouths en Nouvelle-Sibérie. [Frenetic films]

Mais le commerce controversé du mammouth alimente une recherche encore plus controversée: le clonage d'espèce animale éteinte, dite la désextinction. Partant à la rencontre de scientifiques amateurs de ce courant, le documentaire "Genesis 2.0" (à voir ci-dessus) du Soleurois Christian Frei (bio ci-dessous) décrit l'impact qu'a eu la découverte de sang de mammouth.

Le mammouth qui saigne

En 2012, un cadavre complet de mammouth est découvert sur l'île de la Petite Liakhov par un groupe de chasseurs d'ivoire. Informé, Semyon Grigoriev, directeur du Musée du mammouth de l'Université fédérale du Nord-Est russe, se rend sur place avec une équipe pour libérer l'animal du permafrost. La bête a encore trois pattes, son tronc, sa tête, sa trompe, sa peau, ses poils, des tissus musculaires et... du sang. "C'était la découverte la plus extraordinaire de ces dernières années", estime Semyon Grigoriev, qui n'a pu résister à goûter la chair de l'animal.

>> Lire : Un mammouth découvert avec son sang et ses tissus musculaires

De retour en Yakoutie, Semyon Grigoriev examine la carcasse durant quelques jours, avant de la recongeler pour éviter la décomposition des parties molles. L'animal est une femelle d'une cinquantaine d'années ayant vécu il y a 45'000 ans. Elle serait décédée après s'être embourbée dans une tourbière. Elle est surnommée Buttercup (Bouton d'or), du nom des fleurs trouvées dans ses intestins.

Semyon Grigoriev avec Buttercut. [NEFU]
Semyon Grigoriev avec Buttercut. [NEFU]

Bien décidé à la faire cloner, Semyon Grigoriev part, glacière sous le bras, en Corée du Sud, rencontrer le chercheur Woo Suk Hwang, spécialisé dans le clonage de chiens et accusé par le passé d'avoir recouru à la mafia russe pour obtenir des tissus de mammouth.

Redonner vie aux mammouths: le clonage

Pour cloner un mammouth, il faut récupérer une cellule vivante dans laquelle l'ADN est intact puis placer son noyau dans l'ovule d'un éléphant, à la place du noyau initial. Puis intégrer cet ovule fécondé dans un utérus. Le chercheur sud-coréen va tenter le clonage. Mais sans succès. L'ADN est trop déterrioré.

Troupeau de mammouth. [Catmando]
Troupeau de mammouth. [Catmando]

Semyon Grigoryev est décédé d'un arrêt cardiaque le 9 mai dernier, à l'âge de 46 ans. En 2018, il avait découvert un poulain vieux de 42'000 ans et avait alors priorisé le clone de ce cheval sur celui du mammouth, toujours avec l'aide du Sud-Coréen Woo Suk Hwang.

Le clonage de mammouth n'a pas été abandonné pour autant. Les scientifiques du partenariat russe, sud-coréen et désormais japonais pronostiquent une "renaissance" d'ici dix ans.

Mais le paléoanthropologue français Bruno Maurielle se montre sceptique: "Pour y parvenir, il faudrait une cellule exceptionnellement bien conservée, avec un ADN peu dégradé". Le séquençage du génome du mammouth (obtenu en croisant les génomes de plusieurs mammouths) n'est lui-même pas encore complètement connu. En outre, rien ne dit que cela peut fonctionner: le mammouth et l'éléphant sont deux animaux bien distincts.

Créer un mammouphant

Surnommé "Docteur Frankenstein", l'Américain George Church veut lui créer un mammouphant, un éléphant d'Asie résistant au froid comme le mammouth. Il ne s'agirait donc pas d'un hybride comme le ligre ou le mulet (ceux-ci ayant 50% des gènes de leurs parents issus de deux espèces animales), mais d'un animal génétiquement modifié.

Nous réécrivons les codes du vivant pour forger un monde meilleur

George Church - généticien

L'opération consiste à coller les gènes du froid du mammouth sur l'ADN de l'éléphant. Car en plus d'une hémoglobine adaptée aux basses températures, le mammouth profitait d'une couche protectrice remarquable, composée d'un duvet de laine de 4 à 5 cm, d'une peau de 3 cm et d'une couche de graisse de 9 cm, le tout couvert de jarres (longs poils) pouvant atteindre 1 m !

George Church veut apporter à l'éléphant d'Asie le sang, les poils et la graisse des mammouths. [revive and restore]
George Church veut apporter à l'éléphant d'Asie le sang, les poils et la graisse des mammouths. [revive and restore]

Le mammouphant aurait une utilité: ralentir la fonte du permafrost, dont le réchauffement risque de libérer des milliards de tonnes de méthane dans l'atmosphère. Les nouveaux herbivores géants compacterait la glace par leur poids et stimuleraient par leur alimentation la croissance des graminées qui repoussent les rayons du soleil.

>> Lire : Le réchauffement climatique fait fondre le permafrost

Où en est le projet? A ce jour, "les mutations de l'hémoglobine, la croissance des cheveux, la production de graisse et les canaux à ions sodiques des mammouths ont déjà été intégrées dans des lignées cellulaires de fibroblastes" (cellules vivantes) d'éléphants d'Asie, indique sur son site internet Revive & Restore, société partenaire du généticien de Harvard. Les chercheurs doivent maintenant reprogrammer ces fibroblastes en cellules souches pluripotentes induites (iPSC). Si les test sont concluants, les embryons pourront être créés.

Mais mettre la main sur un ovule d'éléphante n'est pas simple car leur cycle ovarien n'a lieu que tous les 5 à 6 ans. Et insérer un embryon dans un utérus d'éléphante est compliqué puisque celui-ci se trouve à 2,5 mètres de l'orifice vaginal. Pour y remédier, le transhumaniste George Church veut construire un utérus artificiel, en recourant pourquoi pas à une imprimante 3D. La gestation durera-t-elle 22 mois, comme c'est le cas pour les mammouths? Dans tous les cas, une fois que les mammouphants seront assez nombreux pour vivre sans leurs mères d'Asie, ils rejoindront très probablement le Parc du Pléistocène en Yakoutie, créé en 1996 pour limiter la fonte du permafrost et où sont aussi attendus les clones de mamouths. Et alors, la toundra pourra être sauvée du réchauffement climatique, du moins en théorie... "Cela ne peut pas marcher. Restaurer un écosystème qui permettait aux grands troupeaux de mammouths de vivre est une pure stupidité intellectuelle car nous ne vivons pas dans une période glaciaire", estime le paléoanthropologue Bruno Maurielle.

Après plus de 20 ans d'existence, le Parc du Pléistocène observe une légère hausse du stockage du carbone dans le sol. [Pleistocene Park]
Après plus de 20 ans d'existence, le Parc du Pléistocène observe une légère hausse du stockage du carbone dans le sol. [Pleistocene Park]

>> Globalement le film "Genesis 2.0" veut questionner sur les enjeux de la biologie de synthèse, qui "joue à Dieu", selon Christian Frei. Revoyez ci-dessous l'interview du réalisateur, en présence du philosophe éthicien Bernard Baertschi:

Génétique : pourquoi ressusciter des mammouths ?
Génétique : pourquoi ressusciter des mammouths ? / Faut pas croire / 30 min. / le 1 décembre 2018

Les Docs - Caroline Briner

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Des éléphantidés venus d'Afrique

Les mammouths sont apparus il y a environ 3 millions d'années en Afrique. Ils se sont dispersés vers l’Eurasie, puis vers l’Amérique du Nord, avant leur disparition progressive, il y a environ 12'000 ans en Europe, 4000 ans sur l'île de Wrangel, au nord de la Sibérie.

Le mammouth mesurait 3,00-3,50 m au garrot, soit presque la taille de l’éléphant d’Asie, et pesait entre 4 et 5 tonnes. Il mangeait près de 200 kg de végétaux par jour.

En Suisse, le mammouth de Praz-Rodet au Brassus constitue le plus complet du pays. Il date de 12'000 ans avant notre ère. Il est exposé au Palais de Rumine à Lausanne.

Christian Frei, plus de 20 ans de cinéma

Né dans la région d'Olten, Christian Frei a réalisé son premier court métrage en 1981 et son premier long métrage en 1997 ("Ricardo, Miriam y Fidel").

Le notoriété du cinéaste devient internationale en 2001, avec la sortie du film "War photographer", nominé notamment aux Oscars.

En 2010, Christian Frei reçoit un prix au Festival du film de Sundance pour "Space Tourists". Peu après, il réalise "Sleepless in New York" (2014).