L'Organisation de la santé mondiale a qualifié voici quelques années la résistance aux antibiotiques comme étant la principale menace pour la santé publique. "Si on ne prend pas de mesures adéquates, ce pourrait être une véritable catastrophe de santé publique dans 30, 40, 50 ans", estime également le professeur Stephan Harbarth, médecin adjoint au Service des maladies infectieuses aux HUG interrogé lundi dans l'émission TTC.
Le médecin concède qu'il y a aujourd'hui d'autres dangers de santé publique, comme le Covid, mais assure qu'il ne faut pas minimiser l'antibiorésistance, un phénomène qui prend de l'ampleur, sans faire de bruit: "C'est un petit feu de paille qui est en train de s’élargir partout sans que ce soit aussi spectaculaire que le Covid."
Actuellement, 700'000 personnes meurent dans le monde chaque année suite à une infection par une bactérie résistante. Un chiffre qui se monte à 300 environ pour la Suisse.
Trop peu de nouveaux antibiotiques
Toujours plus, les cas de résistance à ces médicaments augmentent dans le monde. Les bactéries se sont habituées à ces antibiotiques utilisés trop fréquemment, depuis trop longtemps, et elles sont devenues résistantes.
Pour venir à bout de ce nouveau problème sanitaire, il faudrait de nouvelles armes, car la majorité des médicaments prescrits actuellement ont été développés avant les années 90. Ces vingt dernières années en revanche, trop peu de nouvelles classes d’antibiotiques sont arrivées sur le marché. De 32 antibiotiques développés en visant des bactéries jugées critiques, seulement 6 remplissent un critère d’innovation.
"J'ai vu débarquer 10-15 antibiotiques pendant ma carrière, confie Stephan Harbarth, mais ce ne sont pas nécessairement de nouvelles classes d’antibiotiques, plutôt des molécules assez similaires à celles qui étaient déjà sur le marché. Une nouvelle classe, je n'en ai vraiment vu qu'une seule." Un constat étonnant alors que ces traitements ont révolutionné la médecine et sont devenus indispensables.
Une question d'argent
L'Organisation mondiale de la santé déplore elle aussi le manque de nouvelles molécules. Pour le docteur Peter Beyer, de la division résistance aux antibiotiques à l'OMS, la raison principale réside dans le fait que ce marché ne permet pas aux entreprises pharmaceutiques de gagner de l'argent.
Et de préciser: "On a vu ces dernières années beaucoup de grandes entreprises pharmaceutiques comme Novartis, Bayer ou Sanofi se séparer de leur portfolio de projets de recherche sur les antibiotiques, parce que, financièrement, c'est nettement moins attractif que de faire de la recherche sur des médicaments contre les maladies chroniques ou le cancer."
Le problème des nouveaux antibiotiques est en effet leur prix très bas: leur prix est fixé par rapport aux produits qui sont utilisés, ceux-ci étant majoritairement des génériques, donc bon marché. De surcroît, les ventes sont faibles, d'une part parce que ces molécules sont gardées comme ultime recours et qu'elles ne sont donc que rarement prescrites, et d'autre part parce que ces médicaments ne se prennent pas à vie, mais au maximum durant quelques mois.
Un secteur porté par les petites sociétés
Désertée par les géants de la pharma, l'innovation dans ce business moins rentable que celui d'autres maladies est désormais portée par des petites et moyennes entreprises, dont plusieurs se trouvent en Suisses. Et 81% des entreprises qui développent des antibiotiques ont moins de 1000 employés.
Ainsi, Debiopharm, à Martigny (VS), travaille sur des nouveaux traitements contre trois bactéries menaçantes, cherche de nouvelles molécules et les teste. Le projet le plus avancé permettrait de traiter des staphylocoques dorés résistants.
L'entreprise familiale a d'ores et déjà investi des centaines de millions de francs dans ce secteur et de l'avis de la direction, la prise de risque de se lancer dans les antibiotiques est importante, mais elle est aussi nécessaire.
Selon le président de Debiopharm Thierry Mauvernay, "très peu de grandes entreprises pharmaceutiques se lancent, car elles sont cotées en bourse. Et avec la pression de rentabilité des actionnaires, elles ne le font pas. Nous, le grand avantage, c’est que nous ne sommes pas cotés en bourse. Donc, on n'a pas la pression d’actionnaires, on peut essayer de raisonner à long terme tout en sachant qu'on n'arrivera peut-être pas à rentabiliser ce développement".
Changer le business model
Le problème de ce secteur est aussi et surtout un business model défaillant. Développer un antibiotique innovant, c'est en effet un milliard de francs d’investissements, dix ans de recherches et développement et 10% de chances seulement qu'un produit testé en clinique arrive sur le marché. Tout ce qui était facile à trouver l’a été, la recherche est devenue plus coûteuse et les réglementations renchérissent les coûts du développement de ces traitements antibactériens.
La seule solution viable est ainsi de changer le modèle. Des programmes de financement existent déjà pour les premières phases de recherche, mais il faut aussi soutenir la mise sur le marché. Chantal Morel, économiste de la santé à l'Université de Genève, estime ainsi qu'il faut "trouver un système pour récompenser ces entreprises innovatrices qui ne dépendent pas de la vente à l'unité, du volume de médicaments écoulés".
Trois pistes sont envisagées: une récompense lors de la mise sur le marché, une récompense tous les cinq ans après la mise sur le marché des molécules qui restent efficace ou une sorte d’assurance pour avoir à disposition le produit en cas de besoin.
Le temps presse
Le docteur Peter Beyer, de l'OMS, estime qu’un système d'assurance dans lequel les pays paient une certaine somme d'argent ensemble en fonction de leur PIB par exemple serait une solution. Ces nouveaux antibiotiques seraient ainsi mis sur le marché, accessibles pour tous et resteraient disponibles. "Ce système éviterait que les traitements qui arrivent sur le marché disparaissent parce que les entreprises font faillite", poursuit-il.
Thierry Mauvernay, président de Debiopharm, articule même des chiffres et estime qu’il est temps que les politiciens s’emparent de la problématique: "Il faut faire un plan, sortir environ une dizaine de classes antibiotiques. Cela coûtera à peu près une vingtaine de milliards sur dix ans, soit 2 milliards par an au niveau mondial, ce n’est pas énorme. Et là on aurait une véritable arme contre ces bactéries."
Ce qui est certain, c’est que le temps presse. Si rien ne bouge, la résistance aux antibiotiques pourrait faire 10 millions de morts par an dans le monde d’ici 2050.
Sujet TV: Natalie Bougeard
Adaptation web: Frédéric Boillat