Le gouvernement américain réclame sa part dans l'invention du vaccin de Moderna
Qui a vraiment inventé le vaccin contre le Covid-19? Si Moderna et Pfizer ont été les premières sociétés à mettre sur le marché ceux à ARN messager, c'est aussi grâce à la recherche universitaire et à des milliards de dollars de fonds publics, notamment américains, qu'elles ont pu courir le sprint contre la pandémie.
La firme pharmaceutique de Boston, encore inconnue au bataillon il y a deux ans, a reçu près de 10 milliards d'aides publiques pour développer et tester le vaccin, puis en distribuer 500 millions de doses aux Etats-Unis.
Mais l'histoire de ce partenariat public-privé n'est pas aussi belle qu'il n'y paraît. Aujourd'hui, Moderna et les NIH (National Institutes of Health, les Instituts nationaux de la santé américains) sont à couteaux tirés. Tous deux se disputent la paternité d'un élément central du vaccin. Au vu des sommes d'argent à la clé, les enjeux dépassent la simple querelle de paternité. Moderna s'attend ainsi à des revenus du vaccin qui avoisinent les 18 milliards de dollars cette année. Il y a aussi, au-delà des gros sous, la question du contrôle de la production et de la distribution future du vaccin.
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Une "trahison" de Moderna
Les chercheurs de Moderna et les Instituts nationaux de la santé collaboraient autour des vaccins contre les divers coronavirus depuis plusieurs années déjà, notamment sur l'identification des séquences génétiques qui permettent ensuite de produire une réponse immunitaire.
"Ils ont collaboré pendant quatre ans. Puis ils ont travaillé indépendamment, au tout début de la pandémie, pour trouver la solution technologique" adaptée à la lutte contre le SRAS-CoV-2, le coronavirus responsable de la crise actuelle, a détaillé le professeur à l'EPFL en économie de l'innovation et propriété intellectuelle Gaetan de Rassenfosse lundi dans l'émission Tout un monde de la RTS. C'est donc après l'émergence de la pandémie que la dispute a surgi.
Tout en reconnaissant que les NIH l'avaient beaucoup aidée, Moderna a estimé dans un communiqué avoir trouvé indépendamment la solution pour contrer le Covid et exclu les chercheurs des Instituts nationaux de la santé de ce brevet. Un geste très moyennement apprécié par les NIH, et que de nombreux chercheurs universitaires considèrent d'ailleurs comme une trahison.
Le gouvernement américain frustré
Or, être intégré au brevet "leur donnerait très probablement une part sur le profit", explique Gaetan de Rassenfosse. "Et ça leur donne surtout le droit d'octroyer des licences du vaccin en question à d'autres producteurs". De quoi permettre aux pouvoirs publics de reprendre un peu le contrôle de ce marché.
Le gouvernement de Joe Biden a d'ailleurs montré des frustrations vis-à-vis des pharmas, notamment à propos de leur manque de transparence sur les prix, ou encore à cause de leur refus de transférer leur technologie vers d'autres producteurs. Joe Biden avait même évoqué vouloir suspendre temporairement les brevets sur les vaccins contre le Covid-19, un enjeu important.
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Affaire portée devant la justice
"Si les Etats-Unis étaient considérés comme les co-inventeurs d'un élément central du vaccin, le reste du monde aurait plus de chances de l'obtenir", avance le directeur de l'ONG Public Citizen à Washington Peter Maybarduck. Il ne veut pas non plus laisser les entreprises privées écrire l'histoire toutes seules. "Il s'agit d'un des vaccins les plus efficaces contre le Covid-19. C'est donc important de savoir qui l'a inventé, quelle est son histoire, ce que l'on dira dans le futur".
Public Citizen a donc pressé les NIH de définir leur position. Ils ont finalement décidé la semaine dernière de porter l'affaire devant les tribunaux, quoi qu'il en coûte. La procédure risque de coûter très cher, sans garantie de succès, même si les NIH ont le gouvernement derrière eux.
Sujet radio: Francesca Argiroffo
Adaptation web: Vincent Cherpillod
De nouvelles solutions pour remplacer les brevets?
Pour le directeur du bureau de transfert de technologies Unitec de l'Université de Genève Laurent Mieville, la situation dans laquelle se sont retrouvés les chercheurs des NIH n'est pas surprenante. "Historiquement, les institutions publiques se sont concentrées sur la recherche. Les publications étaient le vecteur de transfert de ce savoir. Le problème est que les chercheurs n'étaient pas conscients des découvertes qui pouvaient être faites", explique le spécialiste.
"Dans certains cas, ces recherches se sont révélées fondamentales et importantes. Et leur contrat ne prévoyait pas de rémunération, même si le chercheur en question était impliqué dans la découverte", poursuit Laurent Mieville. Aujourd'hui, en particulier dans le domaine des sciences de la vie, les institutions se sont rendu compte du rôle qu'elles pouvaient jouer, même s'il reste différent de celui d'une société, dont le but est avant tout de commercialiser une découverte.
Récompenser la mise sur le domaine public
Dans le futur, il faudrait "arriver à mettre en place de nouveaux mécanismes de financement plutôt que de donner de l'argent les yeux fermés", plaide-t-il. Par exemple? "Donner un prix, mettons 5 milliards, à la personne qui va venir avec le vaccin et le mettre dans le domaine public".
Pour répondre à une pandémie ou d'autres grands problèmes de l'humanité, il faudrait donc penser à d'autres solutions que le système des brevets. Pour l'ONG Public Citzen, le gouvernement américain se réveille trop tard, même s'il espère que cette affaire puisse tout de même accélérer un peu les choses.