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Le monde disparu de la Balkanatolie, le troisième continent eurasiatique

Le site fouillé de Büyükteflek en Turquie. [CNRS - Alexis Licht & Grégoire Métais]
Virée en Balkanatolie un continent disparu depuis des millions d'années / CQFD / 10 min. / le 23 février 2022
Il y a 50 millions d'années, les Balkans et l'Anatolie étaient séparés de l'Europe et de l'Asie. Le territoire formait un sous-continent indépendant avec sa faune particulière, endémique. Un univers envolé qu'une équipe internationale de scientifiques dirigée par le CNRS met au jour petit à petit.

Du Caucase actuel, en passant par l'Anatolie, les Balkans, la Turquie, la Hongrie et jusqu'à la Suisse... à l'époque, les Alpes n'existaient pas. Un troisième continent eurasiatique! Une région de basses terres, baptisée la Balkanatolie, se situait au milieu de l'océan Néothétys qui séparait alors l'Afrique, l'Europe occidentale et l'Asie orientale, durant l'Eocène, une période allant de 55 à 34 millions d'années.

La Balkanatolie possédait sa faune endémique, très différente de celle qui peuplait les autres endroits du monde. Les forêts européennes, de type tropical à subtropical, abritaient par exemple des paléothères, un groupe éteint lointainement apparenté aux chevaux actuels, ressemblant aux tapirs, ou encore de gros mammifères herbivores similaires à des hippopotames, les embrithopodes.

Lorsque cet océan s'est refermé, ce territoire a joué un rôle capital dans l'arrivée des mammifères asiatiques jusqu'en Europe actuelle, en formant une sorte de pont pour les espèces qui ont remplacé la faune existante.

>> La Balkanatolie il y a 40 millions d'années et aujourd'hui :
La Balkanatolie il y a 40 millions d'années et aujourd'hui. [CNRS - Alexis Licht & Grégoire Métais]
La Balkanatolie il y a 40 millions d'années et aujourd'hui. [CNRS - Alexis Licht & Grégoire Métais]

"Ce sous-continent se présentait sous la forme d'un archipel, avant qu'il ne devienne complètement accrété à l'Asie, avec des îles plus ou moins grandes, qui n'étaient pas reliées entre elles", décrit Grégoire Métais, paléontologue CNRS au Museum National d'Histoire Naturelle de Paris et coauteur de la recherche qui sera publiée en mars dans Earth Science Reviews.

"Pour donner une image actuelle, on avait un peu une configuration qu'on a actuellement en Indonésie, avec des îles séparées par des bassins profonds, comme les Célèbes ou Sumatra". Avec une faune endémique: "Un assemblage de mammifères tout à fait particuliers, qui étaient uniques à cette région, qui n'avaient pas d'équivalent ni en Asie, ni en Europe, ni en Afrique".

Outre les paléothères et les embrithopodes, on trouvait en Europe occidentale actuelle des primates tout à fait particuliers: "On les appelle les Adapidae. Ils sont lointainement apparentés aux formes qu'on trouve jusqu'à récemment à Madagascar. Il y avait aussi toute une panoplie de mammifères de type tropicaux", note-t-il au micro de CQFD.

La Grande coupure

Grégoire Métais précise qu'à l'époque, l'Asie, région immense, était séparée de l'Europe par une mer épicontinentale, peu profonde, qui s'étendait de l'Ukraine à la Finlande.

Molaire supérieure d'un mammifère brontothère d'origine asiatique: une sorte de gros rhinocéros éteint à la fin de l'Eocène. [CNRS - Alexis Licht & Grégoire Métais]
Molaire supérieure d'un mammifère brontothère d'origine asiatique: une sorte de gros rhinocéros éteint à la fin de l'Eocène. [CNRS - Alexis Licht & Grégoire Métais]

"Il y avait probablement plusieurs provinces biogéographiques. Mais on avait des faunes proches des faunes qu'on connaît actuellement: des rhinocéros, des primates anthropoïdes, des rongeurs. Une faune assez cosmopolite, avec beaucoup de taxons proches de ceux qu'on connaît aujourd'hui", soit des organismes vivants possédant en commun certaines caractéristiques bien définies [ndlr. dérivé de taxonomie ou taxinomie, du grec τάξις signifiant classement, ordre].

Il y a environ 34 millions d'années se produit ce qui a été nommé la Grande coupure Eocène-Oligocène: "Il y a eu un remplacement important de faune, avec une extinction assez brutale des faunes locales de l'Eocène et une arrivée tout aussi brutale de taxons d'origines asiatique. Ils ont pu pénétrer dans l'Europe de l'Ouest parce que, à l'époque, il y a une conjonction de phénomènes comme l'assèchement de la mer qui s'étendait sur l'Est de l'Europe et aussi la fermeture de l'océan Néothétys, dont la Méditerranée actuelle est un reste. Cela va transformer toute la région de l'Europe de l'Est et l'émerger, ce qui va permettre le passage des mammifères".

Entre 38 et 40 millions d'années, une connexion de la Balkanatolie se fait avec l'Asie: "Elle est prouvée par l'arrivée en Turquie de taxons typiquement asiatiques. La Balkanatolie va servir de corridor ou de marche-pied pour une colonisation quelques millions d'années plus tard de l'Europe occidentale, il y a environ 33 millions d'années".

Changements climatiques

La transition Eocène-Oligocène est marquée par une conjonction de facteurs, comme des changements climatiques majeurs.

La mise en place du courant circumpolaire antarctique a eu un effet majeur sur la circulation océanique globale et sur le climat, mais elle n'est vraisemblablement pas à l'origine de la glaciation Oligocène. [CNRS - Florent Hodel et al., 2021]
La mise en place du courant circumpolaire antarctique a eu un effet majeur sur la circulation océanique globale et sur le climat, mais elle n'est vraisemblablement pas à l'origine de la glaciation Oligocène. [CNRS - Florent Hodel et al., 2021]

Ceux-ci ont peut-être joué un rôle dans la disparition des animaux balkanatoliques: "C'est une période de froid. Il y a une installation de calottes polaires aux pôles et l'ouverture du Détroit de Drake [entre les océans Pacifique et Atlantique]: l'Antarctique n'est plus connectée à l'Amérique du Sud, ce qui provoque la formation d'un courant océanique circumpolaire qui va changer profondément le climat de la Terre. On a un climat qui est globalement plus froid, des habitats plus fragmentés, et peut-être que les mammifères asiatiques étaient peut-être plus adaptés à ce type d'environnement".

La faune de la Balkanatolie est encore très mal connue: elle se dévoile grâce à quelques sites en Europe de l'Est, dont un site particulier en Anatolie, remarque le chercheur. Avec la vague de mammifères asiatiques, ceux de Balkanatolie n'ont pas eu de descendance: "En Europe occidentale, il y a très peu, pour ne pas dire aucun descendant actuel de cette faune qui existait à l'Eocène, avant la Grande coupure en Europe".

Grégoire Métais se réjouit de faire encore de nombreuses découvertes sur l'Histoire de cette région avec son équipe composée de scientifiques venant des Etats-Unis, de France, de Hollande et de Turquie: "C'est juste le début d'une aventure", conclut-il.

Interview radio: Silvio Dolzan et Stéphane Gabioud

Article web: Stéphanie Jaquet

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