David Chavalarias: "Avec les réseaux sociaux, on renforce les identités et on fragmente les sociétés"
David Chavalarias est mathématicien et directeur de recherche au CNRS. Ce mois-ci, il a publié aux éditions Flammarion "Toxic Data", un ouvrage dans lequel il montre de manière détaillée certains dangers induits par les réseaux sociaux. Le chercheur pense surtout que, de manière intentionnelle ou non, ces derniers mettent en danger notre système démocratique.
Invité de La Matinale mardi, David Chavalarias détaille ce diagnostic sombre en décrivant les premiers signes d'une maladie numérique qui nous manipule à notre insu. "L'effet des réseaux sociaux et des manipulations sur les réseaux sociaux est de renforcer les identités des différents groupes, de manière à ce qu'ils se sentent avoir plus de choses en commun à l'intérieur du groupe qu'avec le reste de la société. On voit donc apparaître des sociétés qui sont très fragmentées et dont les composantes sont polarisées", explique-t-il.
L'amplification de nos biais négatifs
Pour le scientifique, l'une des autres caractéristiques évidentes des méfaits des réseaux sociaux est d'amplifier automatiquement les contenus à "valence négative".
"Ceci est dû à la caractéristique des algorithmes de recommandation des grandes plateformes qui apprennent de nos comportements et qui apprennent aussi nos biais négatifs (...) Il y a un biais de psychologie cognitive normale chez les personnes. Nous sommes attirés par le négatif pour s'en protéger et pour comprendre quels sont les dangers. Les réseaux sociaux construisent alors des biais encore plus négatifs et on a un espèce d'effet boule de neige", détaille-t-il.
Et d'ajouter: " C'est ainsi parce que l'apprentissage des contenus sur les réseaux sociaux est uniquement guidé par des critères économiques et comme vous avez tendance à cliquer sur des contenus anxiogènes, ils ont compris que c'est ça qu'il faudrait servir".
Un pouvoir d'influence à réguler
Au niveau politique et géopolitique, les réseaux sociaux continuent à avoir une grande capacité d'influence. D'après David Chavalarias, les compagnies de la Big Tech ont en effet toujours ce pouvoir, qu'il soit utilisé de manière volontaire ou non.
Outre le partage automatisé de contenus négatifs, qui peut en soi avoir une influence sur l'opinion générale, celui qui est également directeur de l'Institut des systèmes complexes de Paris met en garde contre la vente de publicités ciblées et la manipulation possible directe de ces grandes entreprises.
"Ces compagnies peuvent influencer tout simplement parce qu'elles vendent à d'autres entreprises ou à des partis politiques, voire des Etats étrangers, de la publicité ciblée qui permet d'influer sur les opinions (...) et on ne peut pas exclure qu'elles puissent aussi influencer de manière intentionnelle, en tant que grandes compagnies. Plusieurs études montrent qu'on peut très facilement manipuler des résultats de recherche Google ou des filtres de recommandation sur les plateformes des réseaux sociaux, sans que ça soit détectable", argumente-il.
Le chercheur plaide donc pour une refonte de notre rapport aux réseaux sociaux et une attention particulière à la façon dont les Etats régulent ces grandes plateformes numériques.
"L'Ukraine n'a pas encore gagné la guerre de l'information"
Enfin, les réseaux sociaux sont actuellement aussi cet espace où se déroule la guerre de l'information entre l'Ukraine et la Russie. Fake News, informations parcellaires, vidéos manipulées sont désormais monnaie courante sur Facebook, Instagram ou encore Twitter.
Pour l'instant, la Russie ne semble pas remporter cette bataille et Volodymyr Zelensky s'est révélé être un très bon communicant. Questionné sur cet exemple précis, David Chavalarias met en garde contre toute conclusion hâtive.
"Il ne faut pas oublier deux choses. D'abord, que toute une partie de la désinformation russe vise le peuple russe en interne. Il s'agit de faire en sorte que le peuple russe croit que cette guerre est légitime. Et puis (...), au niveau des peuples européens, on est au début de cette guerre et on n'a pas encore eu les conséquences économiques", explique-t-il.
Pour le chercheur, il est donc encore trop tôt pour tirer des conclusions, car plus le temps passera, plus la désinformation et l'idée selon laquelle il ne s'agit pas de notre guerre gagnera du terrain. "On ne peut pas parier sur le fait que la guerre de l'information est déjà gagnée", conclut-il.
Propos recueillis par David Berger
Adaptation web: Tristan Hertig