"D'ordinaire, cette salle accueille plutôt des conférences pour résoudre des conflits autour du monde. Cette fois, elle s'intéresse aux mystères de l'Univers", c'est ainsi que Michel Hübner, qui s'occupe du Bureau de liaison de l'industrie suisse avec les organisations internationales de recherche, a ouvert la journée intitulée "ELT Instruments Day 2022", organisée en collaboration avec le Pôle National de recherche PlanetS, l'Université de Genève et l'Observatoire européen austral (ESO).
Un événement d'ampleur, mis sur pied pour la première fois, visant à mettre en contact scientifiques, monde de l'ingénierie et entreprises privées désirant participer au projet: la fabrication des instruments nécessaires au bon fonctionnement du Télescope géant européen, l'Extremely Large Telescope (ELT), dont la construction a débuté le 26 mai 2017 au Chili (lire encadré).
Une fois terminé, il percera les innombrables mystères du ciel nocturne de l'hémisphère Sud, en observant des exoplanètes et des nébuleuses lointaines, en regardant au cœur de notre propre Voie lactée et jusqu'aux premières galaxies de notre Univers. Il testera les théories de la physique fondamentale et pourrait être l'instrument qui détectera de la vie hors du Système solaire.
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Nombreux secteurs de l'industrie
L'équipement de cette installation d'envergure, imaginée et développée par l'ESO en collaboration avec des consortiums d'instituts de recherche astronomique, nécessite l'implication de nombreux secteurs de l'industrie.
Certains instruments sont encore en développement et doivent être construits à l'horizon 2026 ou 2027; le chantier a pris du retard suite à la crise en Argentine, aux troubles politiques au Chili et à la pandémie de SARS-CoV-2. Ce gigantesque "œil sur le ciel" sera le plus grand télescope optique et infrarouge jamais construit. Son miroir de 39,3 mètres de diamètre – il possède en outre quatre miroirs secondaires – rendra des images au moins quinze fois plus précises que le télescope spatial Hubble.
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Son dôme rotatif de 85 mètres de diamètre, pesant 5000 tonnes – manufacturé à 100% en Italie puis envoyé sur place – est en construction à 3046 mètres, au sommet du Cerro Armazones, dans le désert d'Atacama. Il est situé à vingt-trois kilomètres de l'actuel fleuron de l'astronomie européenne dans l'hémisphère Sud, le Very Large Telescope (VLT).
L'ELT aura besoin de composants extrêmement précis et performants, souvent uniques au monde: "On est toujours à la limite de ce qu'on sait faire", remarque Francesco Pepe, directeur de l'Observatoire de Genève. "Il y a toujours un risque dans le développement technologique: on ne sait pas encore si ça marche et on ne sait pas à 100% si ça va être utile et combien ça coûtera".
"Il faut donc aider les entreprises à prendre ce risque avec des modèles économiques légèrement différents. Peut-être on doit dire: 'On vous demande de développer ça et puis on regarde où on arrive. Et puis une fois que vous avez développé ça, on fait la suite si c'est prometteur'. Aujourd'hui on essaie justement d'éclaircir la vision et d'encourager ces entreprises à se présenter", dit le professeur au micro de La Matinale.
De nouveaux défis
Une soixantaine d'entreprises de toute l'Europe s'étaient déplacées à Genève. Stéfane Caseiro est venu de Bienne représenter MPS-Micro Precision Systems: "La première difficulté c'est vraiment déjà de comprendre leurs besoins: un astrophysicien n'utilise pas les mêmes mots qu'un mécanicien. Une fois qu'on a réussi à se mettre d'accord sur ce qu'ils veulent et quels sont leurs besoins, c'est là que, nous, on peut commencer à travailler et faire un produit qu'ils puissent utiliser dans leur domaine".
Pour lui, œuvrer pour le monde de l'astrophysique n'est pas plus compliqué que pour sa clientèle médicale, horlogère, industrielle ou militaire: "Dans tous nos projets, on est toujours à la pointe de la technologie: on est toujours en train de chercher un nouveau challenge. C'est un challenge différent, mais c'est toujours quelque chose qui, pour nous, est nouveau. Parfois, on réutilise des technologies d'autres projets: on a eu un projet, justement, où nous avons proposé une solution à un client dans l'astrophysique", raconte-t-il à La Première.
Roberto Tamai, le responsable de programme de l'ELT pour l'ESO, a souligné qu'il existe encore de belles opportunités de décrocher des contrats, notamment dans l'optique adaptative, la mécanique, les systèmes de réfrigération à l'azote liquide, les installations de sécurité, les systèmes de contrôle ou les actuateurs.
L'Extremely Large Telescope a un budget total qui avoisine le milliard d'euros… avec 90% du budget déjà affecté, il reste toutefois des contrats à distribuer pour cent millions.
Stéphanie Jaquet
Analyser l'atmosphère des exoplanètes
ANDES est l'instrument où la Suisse injecte le plus de moyens financiers. Il sera l'un des six appareils placés sur l'une des deux plateformes situées de chaque côté de l'ELT. La fin de son design est prévu pour 2026 et sa construction jusqu'en 2030. Il sera installé un ou deux ans plus tard sur l'ELT.
Un consortium de quatorze pays pilote la construction de ce spectrographe à haute résolution muni d'une optique adaptative – une combinaison de première génération encore jamais réalisée. Le but d'ANDES est d'étirer le spectre de la lumière afin de déterminer la signature précise d'éléments chimiques: une spécificité nécessaire pour déterminer l'atmosphère de planètes extrasolaires terrestres situées dans la zone habitable d'une étoile lointaine.
A l'avenir, un septième instrument sera ajouté à l'ELT, un spectrographe nommé le Planetary Camera and Spectrograph (PCS). Il est destiné à remplacer ANDES avec une super optique adaptative pour encore mieux qualifier l'atmosphère d'exoplanètes comme la Terre. Toutefois, la technologie pour le faire ne sera vraisemblablement disponible que vers 2035.
Dissocier la lumière d'une grosse tache
Le PCS permettra de distinguer la lumière d'une étoile et celle d'une de ses planètes: pour l'heure, lorsque ces objets sont trop lointains, c'est impossible, car cela représente une seule grosse tache lumineuse floue. Ce spectrogaphe injectera la lumière de la planète séparément de l'étoile. Sa mission sera notamment de caractériser l'atmosphère de Proxima b, une planète qui orbite autour de l'étoile la plus proche de notre Soleil et, donc, de nous.
"ANDES ne sera pas obsolète pour autant", explique l'astrophysicien Christophe Lovis, de l'Observatoire de Genève, le responsable pour la Suisse de ce spectrographe. "Il observera les galaxies lointaines ainsi que les étoiles qui les composent".
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