Les Printemps arabes et les mouvements démocratiques comme #Metoo ou Black Lives Matter ont semblé conforter l'idée qu'internet était un espace participatif pour les journalistes citoyens ou les activistes.
Mais après une décennie de recherches, la sociologue américaine Jen Schradie observe de son côté l'érosion d’un idéal. Dans son dernier ouvrage, la chercheuse évoque même "l'illusion de la démocratie participative". C'est du moins le titre de son ouvrage tout juste traduit en français, sous-titré "Internet est-il de droite?" et paru aux éditions EPFL Press.
Les personnes marginalisées, les femmes, les personnes de couleur, sont souvent harcelées en ligne, ce qui rend le fossé de l'activisme numérique encore plus important
"Depuis de nombreuses années, les forces autoritaires d'extrême droite utilisent les technologies numériques", explique Jen Schradie dans l'émission Tout un monde. "Mais cela n'avait pas été aussi apparent jusqu'à l'élection de Trump, le Brexit et la montée simultanée des mouvements d'extrême droite dans le monde, qui ont vraiment été en mesure d'exploiter les possibilités du net et de s'imposer en ligne."
Le rôle de la classe sociale
Car sur le terrain numérique, nous ne sommes pas tous égaux, selon elle. Comme dans la vie réelle, la classe sociale joue un rôle, tout comme l'accès à l’internet à haut débit, la formation ou les compétences requises. Les inégalités demeurent et un autre facteur, plus psychologique, contribue au manque d'égalité numérique: la peur. "Les personnes marginalisées, les femmes, les personnes de couleur, sont souvent harcelées en ligne, ce qui rend le fossé de l'activisme numérique encore plus important", constate Jen Schradie.
Dans l'inconscient collectif, on imaginait qu’internet permettrait de contourner les hiérarchies et la verticalité des organisations traditionnelles. Mais là également, pour Jen Schradie, c’était une illusion: "Un des plus grands mythes autour de l'activisme numérique est qu'il est essentiellement horizontal. Nous l'avons vu avec beaucoup de mouvements comme Occupy Wall Street aux Etats-Unis ou le Printemps arabe. Il y a cette idée d'une sorte de mouvement sans leader, sans organisation, qui peut vraiment exploiter internet."
"Mais ce que j'ai constaté dans mes recherches, c'est l'exact contraire. Pendant les manifestations, vous pouvez certes avoir un pic très fort d'engagement numérique par une grande variété de personnes. Mais sur la durée, ce sont les groupes plus hiérarchisés, plus 'bureaucratiques' qui ont l'avantage. Les employés ou les bénévoles comprennent vraiment la dynamique et les algorithmes en constante évolution, ils savent ce qui peut devenir viral ou pas. C'est la clé pour vraiment durer et s'imposer en ligne: il faut une organisation et des institutions fortes."
A gauche et à droite, une utilisation différente
La présence forte et influente sur le net demande du temps, de l’argent, de l'organisation et aussi des convictions très marquées. Sur ce point, la gauche et la droite ne jouent pas sur le même terrain, selon la chercheuse. A droite, on met l’accent de manière plus concentrée sur une thématique forte.
L'extrême droite a tendance à publier des messages très provocateurs et haineux à l'encontre des personnes de couleur, des musulmans et des femmes. Et ces types de messages sont aussi beaucoup plus susceptibles de devenir viraux
"Les mouvements conservateurs, intrinsèquement, se concentrent sur les questions de libertés. A la fois au sens large et, plus spécifiquement, celle de la liberté face à l'Etat, on l'a constaté avec les oppositions au masque obligatoire ou aux vaccins. Cette question de la liberté et ce type de messages peuvent très bien fonctionner avec la technologie numérique parce que Twitter et d'autres médias sociaux rédigent des messages courts et ciblés. Et en même temps, vous avez des conservateurs qui ont cette conviction très forte que les médias traditionnels ne s'intéressent pas vraiment à leurs problèmes. Donc ils voient internet comme un moyen de vraiment faire passer leur message. Non seulement à leurs membres, mais aussi comme un élément-clé dans la construction de leur mouvement."
A gauche, il y a une diversité des messages sur l’égalité, les questions de genre, les droits civiques ou encore l’environnement. Cette diversité et cette complexité perdent malheureusement de leur impact sur le net, dit-elle.
L'influence nocive des algorithmes
Jen Schradie met aussi en cause l’influence excessive des algorithmes contrôlés par les plateformes numériques et qui mettent en évidence les contenus les plus polémiques. "L'extrême droite a tendance à publier des messages très provocateurs et haineux à l'encontre des personnes de couleur, des musulmans et des femmes. Et ces types de messages sont aussi beaucoup plus susceptibles de devenir viraux."
"Dans mes recherches, j'ai constaté que les groupes de gauche publient sur leur flux de médias sociaux plutôt des visuels comme une photo d'eux lors d'une manifestation ou d'une réunion, les bras sur l'épaule. Ce type de message peut être aimé ou partagé par un membre de la famille ou un autre activiste mais il ne deviendra pas viral. Les conservateurs sont beaucoup plus enclins à se concentrer sur les mèmes agressifs, sur des visuels qui ont beaucoup plus de chances de devenir viraux parce qu'ils ont un message ciblé et qu'ils ont tendance à être beaucoup plus provocants."
Et la chercheuse de conclure: "Si la gauche veut contrer la domination de l'extrême droite en ligne, elle doit vraiment développer son mouvement et l'unifier hors ligne, car c'est la clé de la technologie numérique. Comme tout outil de communication que nous avons eu dans l'histoire, c'est vraiment une question de pouvoir."
Sujet radio: Patrick Chaboudez
Adaptation web: Melissa Härtel