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Comment le sexisme influence les découvertes archéologiques

La chambre funéraire de Birka, gravure réalisée par Evald Hansen et publiée dans l'American Journal of Physical Anthropology en 1889. [wikimedia.org - Public domain]
Le sexisme en archéologie / CQFD / 11 min. / le 12 septembre 2022
Un squelette entouré d'armes, c'est forcément un homme. Deux corps enlacés dans une tombe, c'est un couple hétérosexuel. Le biais de genre en archéologie perpétue des préjugés qui faussent parfois les résultats des recherches.

Les exemples de biais de genre fourmillent dans l'Histoire de l'archéologie et mènent les scientifiques à mal interpréter leurs découvertes.

Un exemple récent est l'histoire des amants de Modena, en Italie. Une équipe de recherche découvre une tombe avec deux squelettes se tenant par la main: "Voilà la démonstration que l'amour entre un homme et une femme peut vraiment être éternel", écrit alors le journal local.

La sépulture antique tardive dite "Les amants de Modène", trouvée dans la viale Ciro Menotti, avec les deux défunts enterrés main dans la main. [wikimedia/ CC BY-SA 3.0 - Paolo Terzi - Archivio fotografico Museo Civico di Modena]
La sépulture antique tardive dite "Les amants de Modène", trouvée dans la viale Ciro Menotti, avec les deux défunts enterrés main dans la main. [wikimedia/ CC BY-SA 3.0 - Paolo Terzi - Archivio fotografico Museo Civico di Modena]

Pendant dix ans l'hypothèse sur le sexe de ces personnes amoureuses est restée incontestée, jusqu'en 2019 où des scientifiques testent une nouvelle technique d'analyse de protéines dans l'émail des dents. Et là, grande surprise, les amants de Modena sont bel et bien deux hommes.

Femme en armes, homme aux bijoux

Le "Viking de Birka" est un autre exemple parlant. Ce squelette découvert en Suède, entouré d'une épée, d'une lance, d'un hache, de flèches et des restes de deux chevaux sacrifiés possédait semble-t-il tout pour être un guerrier mâle. Et pourtant: une analyse ADN a finalement révélé la présence de deux chromosomes X: le guerrier viking était une femme d'une trentaine d'années et, d'après les objets de sa sépulture, probablement une grande guerrière (voir image en tête d'article).

Quant à la "Dame rouge de Paviland" découverte au pays de Galles en 1823, teintée d'ocre rouge avec un collier de coquillages perforés comme pendentifs et des bijoux d'ivoire de mammouth, il s'agissait en réalité du squelette partiel fossilisé d'un homme.

A la fin du XIXe siècle, dans la grotte du Cavillon, en Italie, est trouvé un squelette robuste enterré avec beaucoup d'armes et des objets précieux: il est identifié comme ayant été un homme, important, puissant. Il faudra attendre 2016 et de nouvelles techniques, comme celles de l'analyse de l'ADN, pour que l'Homme de Menton devienne en fait la Dame du Cavillon.

Les femmes préhistoriques n'avait pas forcément des corps plus graciles ou plus frêles que les hommes. Pendant fort longtemps, l'attribution du sexe se fondait notamment sur la forme du bassin et du caractère robuste des restes humains. Or les critères s'appliquant à des personnes du Néolithique ou de l'Age du Fer ne peuvent pas forcément se transposer à des périodes plus anciennes de l'archéologie.

Méthode et outils

Pour Géraldine Delley, directrice adjointe du Laténium, le musée neuchâtelois d'archéologie, si des erreurs ont été ainsi commises, il s'agit probablement d'un regard biaisé porté sur les découvertes: "Elles ont souvent été faites par des archéologues hommes", rappelle-t-elle au micro de l'émission CQFD. "Ils avaient peut-être du mal à considérer qu'une tombe richement ornée ou accompagnée notamment d'armes puisse être celle d'une femme: un biais lié à la vision du monde des chercheurs. On l'observe au XIXe siècle, mais il se perpétue aujourd'hui. Ce n'est pas parce qu'on est en 2022 qu'on ne continue pas d'avoir un regard biaisé sur les observations qu'on peut faire en archéologie".

Le torque en or trouvé dans la tombe de Vix. [Musée du Châtillonnais, Châtillon sur Seine, Côte d'Or, France.]
Le torque en or trouvé dans la tombe de Vix. [Musée du Châtillonnais, Châtillon sur Seine, Côte d'Or, France.]

Pour elle, le développement méthodologique est en cause, "mais aussi celui d'outils qui permettent d'identifier ou d'apporter des éléments de réponse à travers notamment les analyses ADN et qui permettent d'aller plus loin que par exemple l'étude des ossements dans une perspective anthropométrique où on s'intéresse uniquement à la forme des ossements".

Ainsi, les croyances sur le passé peuvent être complètement bouleversées; des sites très marquants dans l'Histoire de l'archéologie peuvent être concernés. Géraldine Delley donne l'exemple de la tombe de Vix datant de l'Age du Fer, en Bourgogne, mise au jour en 1953: "On y trouve un char et énormément d'objets, dont un torque en or et un énorme cratère en bronze. Pour les archéologues, il est évident que c'est une tombe d'homme! On ne peut pas imaginer, au moment où on la découvre, que ça puisse être celle d'une femme. Mais en réalité on parle aujourd'hui de la Dame de Vix, de la Princesse de Vix. Notre recherche s'accompagne de biais: il faut les reconnaître. Pas uniquement pour nos prédécesseurs, mais aussi pour nous-mêmes. C'est-à-dire pratiquer une forme de réflexivité quand on fait de la recherche scientifique".

Les bonnes lunettes

Vue de face et de dos de la Vénus trouvée sur le site de Kostenki I (22'500 ans avant notre ère). Cette statuette paléolithique représente probablement une femme enceinte, presque à son terme. Les "ceintures" visibles servent peut-être de soutien-gorge, d'accessoire obstétrical ou de portage des bébés. [CC 4.0 - Don Hitchcock]
Vue de face et de dos de la Vénus trouvée sur le site de Kostenki I (22'500 ans avant notre ère). Cette statuette paléolithique représente probablement une femme enceinte, presque à son terme. Les "ceintures" visibles servent peut-être de soutien-gorge, d'accessoire obstétrical ou de portage des bébés. [CC 4.0 - Don Hitchcock]

Outre les outils techniques de la recherche, l'analyse est très importante pour ne pas projeter des visions qui n'ont pas lieu d'être: "Les biais sont liés aux lunettes que l'on porte, ou que les chercheurs de l'époque portaient: quand ils voyaient des restes humains, ils avaient des représentations qui accompagnaient leurs interprétations". La recherche a notamment beaucoup été influencée par la représentation de la femme dans la société bourgeoise du XIXe siècle.

"On imagine la femme entourée d'enfants, passant son temps à s'en occuper et à pratiquer une activité assez passive", souligne Géraldine Delley. "On oublie alors que les femmes étaient aussi actives dans la collecte d'aliments, qu'elles pouvaient jouer un rôle important et être reconnues socialement et avoir du pouvoir. Ce sont des choses qu'on attribuait plutôt aux hommes. Ces interprétations sont imbibées par l'environnement des personnes qui s'intéressaient à ces traces du passé. Il faut en être conscient".

L'archéologie a surtout été pratiquée par des hommes au XIXe et jusqu'à la première moitié du XXe siècle. Ce n'est qu'avec un regard plus axé sur le féminin que d'autres sphères apparaissent enfin: "La vie domestique, l'éducation, la maternité vont être révélées par de nouvelles études d'objets déjà découverts. Tout à coup, des éléments qu'on avait complètement laissés de côté sont identifiés, simplement parce qu'on ne les cherchait pas. Parce qu'on ne considérait pas qu'ils étaient constitutifs de ces sociétés-là".

Sujet radio: Alexandra Richard

Article web: Stéphanie Jaquet

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