Pas un œil pour remarquer la douce lumière d'automne qui effleure la forêt mordorée adjacente. L'atmosphère est studieuse dans la salle Astrotech Lac de l'Observatoire, à Sauverny, dans le canton de Genève, en cette mi-novembre.
Deux étudiantes, trois étudiants et leur professeur, Pascal Oesch, sont penchés sur leurs ordinateurs tout en conversant, par écran interposé, avec des collègues branchés depuis la Chine, le Japon, plusieurs villes aux Etats-Unis, le Danemark et Zurich.
Le télescope spatial James Webb (JWST) vient de leur envoyer les précieuses données attendues pour leur programme FRESCO – "First Reionization Epoch Survey that is COmplete" –, soit en français "Première enquête spectroscopique complète sur l'époque de la réionisation" (lire encadré). Un titre qui signifie que cette équipe est à la recherche des galaxies présentes dans les premiers milliards d'années après le Big Bang, à l'aube même de notre Univers.
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Se répartir le travail et vérifier le fonctionnement des logiciels
L'instrument a été braqué sur GOODS South, une région du ciel qui se trouve juste à côté du célèbre "Hubble Ultra Deep Field", ce champ ultra profond qui révéla en 2004 des galaxies d'âges, de couleurs et de formes variées: elles existaient alors que le cosmos n'avait que quelque 800 millions d'années.
Au départ, il faut se répartir le travail et faire fonctionner les programmes informatiques utilisés pour réduire les données, extraire certaines signatures lumineuses, combiner les images ou les rendre plus lisibles.
Car les capteurs de l'exceptionnel James Webb ne sont pas forcément parfaits et il y a ici et là des wisps et des claws, soit des volutes et des griffures, des lumières parasites diffuses qui doivent être retirées des clichés.
FRESCO utilisera en tout 53 précieuses heures du télescope: c'est un programme "moyen" qui peut se voir allouer entre 25 et 75 heures d'observation. Les données récoltées sont publiques et, par conséquent, les scientifiques savent que d'autres personnes, tout autour du monde, utilisent potentiellement les mêmes données et essaient aussi de les faire parler. Une course a commencé pour dénicher en premier les objets les plus intéressants: d'où cette émulation astrophysique, ce hackathon, afin de défricher efficacement les données brutes (lire encadré).
>> Le JWST tweete ce qu'il est en train de faire. Ici, il travaille pour FRESCO, qui lui a donné des instructions très précises (proposal):
Des données précises en masse
"Regardez ce spectre!" s'exclame soudain Romain Meyer, maître assistant, qui est venu spécialement d'Allemagne pour défricher les informations avec ses collègues: "Il y a deux lignes d'émission très précises qui vont nous permettre de savoir tant de choses sur cette galaxie! Sa distance exacte, déjà!" Et de cela découlera notamment sa luminosité réelle et sa masse stellaire.
"C'est ça la vraie force du programme FRESCO: on a à la fois des images directes et un spectre, soit la lumière émise en fonction de la longueur d'onde. Au lieu d'avoir seulement la lumière du Soleil, comme grâce à un prisme, on va voir toutes les couleurs d'un arc-en-ciel. On obtient ainsi d'autres informations que juste la luminosité qu'on aurait dans une image: des lignes d'émission, par exemple, comme si des bandes de l'arc-en-ciel étaient plus brillantes que d'autres", explique l'astrophysicien.
"Et ça nous donnera la distance de l'objet. On pourra aussi étudier la force du rayonnement dans les étoiles, la quantité d'oxygène ou de carbone". Avant James Webb, tout cela était impossible, car les télescopes spatiaux Hubble ou Spitzer ne voyaient pas aussi bien dans l'infrarouge.
Avec ce nouvel outil, tout va plus vite; il fallait auparavant des nuits d'observations fastidieuses depuis le sol. Désormais, cet instrument à la pointe de la technologie fournit des informations bien plus complètes en quelques heures seulement: "Cette galaxie-ci, par exemple, est plus proche de nous que ce que l'on croyait. On va aussi connaître plus de choses sur son environnement et ses voisines".
La science s'accélère: "On va pouvoir réviser ce qu'on connaissait. Savoir si ces galaxies sont très jeunes, si elles ont été enrichies par des explosions d'étoiles, si elles sont là depuis très longtemps ou pas", ajoute le docteur en astrophysique. "On va vraiment pouvoir faire de la physique en plus de la découverte astronomique et ça, c'est fantastique!"
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Des pixels en différentes nuances de gris
Le paquet envoyé par le JWST comporte aussi des images qui sont loin de ressembler aux photographies colorées spectaculaires dont le grand public est friand. Pour en obtenir, il faut appliquer des filtres rouge, vert et bleu: les couleurs primaires traduisent l'infrarouge en des teintes visibles par des yeux humains.
De leur côté, les astronomes travaillent avec des clichés ressemblant à de mauvaises photocopies striées réalisées avec une palette de nombreuses nuances de gris: des millions de pixels qui ont chacun leur importance.
Un petit groupement de seulement quelques-uns d'entre eux peut représenter toute une galaxie encore jamais observée, comme sur l'image de gauche et celle ci-dessous: un minuscule point blanc – rouge, une fois les filtres ajoutés – surgit: une galaxie qui existe quelques milliards d'années dans le passé, très proche du Big Bang.
En noir et blanc, les informations qui divergent d'un filtre infrarouge à l'autre sont plus aisément décelables et visibles: la couleur ne fait en quelque sorte que brouiller le signal.
Les images sont là pour confirmer ce que l'équipe scientifique a d'abord repéré informatiquement dans de touffus catalogues: des pages et des pages de chiffres donnant les coordonnées exactes des pixels d'intérêt à aller examiner méthodiquement.
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Pendant les quelques jours précédant ces après-midi d'étude collective, le JWST aura observé la moitié du programme FRESCO, dans le ciel du Sud. L'autre partie de la recherche sera effectuée en février, dans un autre endroit du cosmos, du côté du Nord.
Dans les jours à venir, la collaboration internationale FRESCO va s'atteler à rédiger des papiers scientifiques mettant en lumière leurs plus belles découvertes. Il s'agit de ne pas tarder, car la compétition est serrée: les données de James Webb valent de l'or.
Reportage radio, texte, photographies et édition web: Stéphanie Jaquet
Données publiques et données privées
La collaboration FRESCO n'a pas exigé de privatisation, jugeant que l'endroit du ciel visé faisait partie des zones les plus étudiées du cosmos, avec par exemple d'autres télescopes tels que Spitzer et Hubble. Une décision généreuse mais qui expose la petite équipe à une rude concurrence, notamment d'autres groupes qui auraient en leur possession des données complémentaires, mais privées.
Avec un programme "privé", l'équipe qui a donné des instructions au télescope ne partage ses data qu'après une année, bénéficiant ainsi d'une certaine longueur d'avance pour publier les découvertes les plus significatives. Il ne reste plus que quelques gouttes de l'orange qui a été pressée: "Mais on peut quand même trouver quelque chose", s'amuse Pascal Oesch: "Il reste toujours le zeste de l'orange!"
Un temps convoité
Obtenir du temps de télescope sur James Webb n'est de loin pas aisé, car des scientifiques de toute la planète désirent utiliser le merveilleux instrument. Pour bénéficier d'un programme d'observation, il faut faire une proposition qui est examinée puis acceptée ou non.
L'Observatoire de Genève a obtenu en tout six programmes pour la première phase d'utilisation du JWST, une performance pour une université assez petite au niveau mondial.
A noter encore que les équipes de recherche, universités ou instituts qui ont participé à la construction des instruments du télescope ont reçu "gratuitement" du GTO, pour garanteed time observation, soit du temps garanti d'observation.
Première enquête spectroscopique complète sur l'époque de la réionisation
Une vidéo scientifique en anglais où l'astrophysicien Pascal Oesch présente le programme FRESCO – First Reionization Epoch Survey that is COmplete: