Une civilisation évoluée a disparu à la fin du dernier âge glaciaire, il y a environ 12'000 ans, suite à un gigantesque cataclysme – une apocalypse ancienne. Les personnes qui ont survécu ont enseigné l'agriculture, l'architecture et l'astronomie aux populations chasseuses-cueilleuses du monde entier: telle est la thèse du Britannique Graham Hancock présentée sur Netflix depuis le 11 novembre. Un programme qui s'est vite retrouvé dans le "Top 10".
Le problème de cette théorie est qu'elle ne repose sur aucun fait ni trouvaille archéologique et conspue les spécialistes scientifiques ainsi que tout le monde de l'archéologie. Elle emprunte aussi des théories racistes du XIXe siècle.
"Si vous me cherchez sur Wikipedia, vous trouverez que je suis décrit comme un pseudo-archéologue ou un pseudo-scientifique: je trouve cela plutôt absurde. Je ne suis pas plus un pseudo-scientifique qu'un dauphin n'est un pseudo-poisson. Je suis un journaliste d'investigation": c'est ainsi que se présente Graham Hancock, face caméra, plein cadre.
Pourtant, ses méthodes sont loin de la déontologie journalistique: il dit posséder la seule vérité et présente des "preuves" fallacieuses pour l'étayer, mais ne donne jamais la parole à une personne spécialiste qui pourrait le contredire.
Documentaire?
Cette présentation est similaire aux mots de la bande-annonce où il précise "enquêter sur la préhistoire humaine". Omniprésent – impossible d'oublier son visage tant il apparaît continuellement durant ces huit chapitres d'environ trente minutes chacun –, il rappelle dans chaque épisode qui il est et que lui, il sait.
"Il y a une sorte d'effet tunnel: c'est-à-dire qu'on voit tout par sa perspective, avec une grande mise en évidence de soi-même. Chaque épisode que j'ai vu commence d'ailleurs par un plan sur lui, explique qui il est, montre son identité", note le Professeur Thierry Herman, spécialiste du discours et de la rhétorique à l'Université de Neuchâtel.
>> La bande-annonce en anglais (à voir ici en français):
"C'est ce qu'en rhétorique on appelle l'ethos, l'image de soi que l'on projette dans le discours. Il fait beaucoup passer par cette image de découvreur qui se positionne contre les archéologues, mais tout en se prétendant aussi, d'une certaine manière, archéologue; mais pas tout à fait parce qu'il se dit journaliste aussi", complète Thierry Herman au micro de RTSinfo. "Au fond, cela lui permet de se dégager de toute éthique et méthode scientifique tout en faisant étalage de ses observations pseudo-scientifiques".
Absence de preuves
Au fil de ses pérégrinations, Graham Hancock dit avoir "trouvé des preuves", mais ne les expose jamais. A de multiples reprises, il insiste sur le fait qu'il serait légitime et détiendrait l'explication ultime, alors même qu'il n'a jamais publié dans une revue scientifique sérieuse ni passé le filtre de l'évaluation par des pairs.
Le peu de "spécialistes" qu'il présente ne sont pas archéologues ou alors leur discours est habilement coupé pour sembler ne contredire en rien l'auteur britannique. Un procédé typique des théories du complot, selon Thierry Herman: "C'est soit j'ai raison, soit vous avez tort. De toute manière, il est gagnant. Si on s'oppose à lui, il va dire 'Ah mais vous êtes comme les archéologues: vous refusez de voir l'évidence'. Et puis évidemment, si on est d'accord avec lui, il est tout content. Il n'y pas de discussion; il n'y a que son hypothèse qui prévaut et il écarte toute discussion critique".
Il précise aussi que son raisonnement procède par biais de confirmation massif: "Mais quand tous les scientifiques disent que vous avez tort, qu'est-ce qui est mathématiquement le plus probable: que vous ayez effectivement tort, ou que tous les autres ont tort sauf vous?"
Fiction?
Le diffuseur présente la grandiloquente production – musique épique sur tous les plans, montage efficace, images alléchantes – sous le label "documentaire", ce qui fait bondir les archéologues, dont Flint Dibble, de l'Université de Cardiff: "Netflix qualifie 'Ancient Apocalypse' de docusérie. IMDb l'appelle un documentaire. Ce n'est ni l'un ni l'autre. C'est une théorie du complot en huit parties qui utilise une rhétorique dramatique contre les universitaires", écrit-il dans un article dont le titre rappelle que l'auteur de plusieurs livres farfelus "a déclaré la guerre aux archéologues" (lire encadré).
La Docteure Tara Steimer, archéologue et spécialiste du mégalithisme à l'Université de Genève, remarque que la série possède de belles images et met en lumière des sites peu connus. Mais elle souligne: "A partir du moment où on s'attache à ce qui est dit, pour un archéologue, on a les cheveux qui se dressent sur la tête! C'est quelqu'un qui a des spéculations très précises, qui va, selon son imagination, faire des parallèles entre des civilisations", dit-elle au micro de RTSinfo. Elle note aussi que Graham Hancock est très seul alors que l'archéologie est un travail d'équipe: "On essaie de prouver nos observations et de comprendre exactement ce qui s'est passé (...) Il ne dit que des bêtises. On peut prendre toutes ses paroles et les décortiquer: ça me prendrait des heures".
La Society for American Archaeology (SAA) a publié une lettre ouverte à Netflix lui demandant de reclasser cette série sous "fiction" en soulignant en outre que c'est "une émission qui dénigre l'archéologie et les archéologues et s'aligne sur des idéologies racistes".
Le civilisateur rescapé
Car, parmi les idées frauduleuses de Graham Hancock, il y a la notion que les populations de l'époque – l'être humain était chasseur-cueilleur en Europe jusqu'à il y a 7500 ans environ, au Néolithique – n'auraient pas été capables de développer l'agriculture, de s'intéresser à l'astronomie ou de réaliser une architecture élaborée. Selon lui, ces peuplades auraient forcément bénéficié de l'enseignement des rescapés de cette civilisation avancée, de "grands hommes barbus".
Il pointe vers l'Atlantide et, sans le dire, emprunte des thèses à Ignatius Donnelly, un politicien populiste américain qui publia en 1882 un livre de pseudo-archéologie titré "Le Monde Antédiluvien": ce dernier estimait que ces hommes blancs étaient à l'origine de tous les peuples indo-européens – c'est-à-dire la "race aryenne"... Ces Atlantes, survivants d'une catastrophe, auraient partagé leur savoir avec le monde; les populations indigènes ne pouvant pas avoir pareilles connaissances.
Graham Hancock ne les mentionne pas à la télévision, mais il décrit des "sauveurs blancs" dans ses livres, notamment "Fingerprints of the Gods". Flint Dibble souligne: "Ces représentants, comme Quetzalcoatl, ont la peau blanche et la barbe, et font découvrir la 'civilisation' à des peuples plus 'simples'":
"Son idée du grand déluge et de sa comète qui vient détruire toute une civilisation avec des survivants… j'ai cru comprendre que les survivants étaient blancs et issus d'une certaine catégorie de la société. Sa vision des chasseurs-cueilleurs est très primitive, très méprisante: on les voit avec des peaux de bêtes qui sortent d'une grotte", observe Tara Steimer.
Les sociétés en question étaient en fait complexes: "Elles avaient acquis des connaissances absolument incroyables sur les animaux, les plantes, les techniques de construction (...) On a plein de preuves, nous archéologues, que l'Homme a laissées depuis les premiers Hommes. C'est tellement grossier, tout ce qu'il avance est faux".
Etonnant également: la prétendue civilisation avancée n'a, elle, laissé aucune trace sur la planète. Cela ne semble en rien perturber Graham Hancock qui ne dit mot.
Le marché du complotisme
La grande question reste de savoir pourquoi Netflix propose ce genre de série ou de film: est-ce uniquement pour l'argent? Pour récupérer ce public qui se dit "libre-penseur" et veut se positionner "hors mainstream"? Les théories dites "alternatives" sont à la mode, tout comme la "post-vérité"; la plateforme a déjà proposé par le passé des programmes flirtant avec le complotisme.
>> Lire aussi : "Seaspiracy", documentaire militant jouant avec la rhétorique complotiste
"Ce qui m'interpelle, ce sont les personnes qui regardent ces épisodes et sont persuadées de la véracité de ce qu'il affirme", s'étonne Tara Steimer. "Ça me pose question en tant qu'archéologue, en tant que scientifique: pourquoi des personnes raisonnables ne se posent pas plus de questions sur ses méthodes? Il n'a pas de méthode, que des spéculations". L'archéologue espère que téléspectatrices et télespectateurs auront la curiosité de se renseigner auprès de bonnes sources pour en connaître plus sur les sites présentés dans la série.
"Que Netflix donne une caisse de résonance à ce genre de pseudo-documentaire est bien malheureux, mais trouvera facilement un public de gens qui aiment douter de la compétence des élites scientifiques, politiques, etc.", ajoute Thierry Herman.
Il y a peut-être une autre explication, révélée par le quotidien britannique The Guardian: Sean Hancock, l'un des cadres de Netflix, n'est autre que le fils de Graham Hancock.
Stéphanie Jaquet
Contrecarrer un faussaire
L'archéologue Flint Dibble a publié une série de tweets en anglais pour dénoncer la rhétorique de Graham Hancock . Il condamne "sa défiance envers les experts et ses théories conspirationnistes sur l'Atlantide qui promeuvent la suprématie blanche":
Ces tweets, qui donnent aussi de vrais faits archéologiques, ont été traduits ici pour un public francophone sur un site qui dénonce la pseudo-archéologie. Dans un autre fil Twitter, Flint Dibble explique que, pour lui, la pseudo-archéologie "mène directement au racisme et à l'eugénisme".
Pour un bon décryptage historique des allégations de Graham Hancock, l'un des administrateurs de la page Facebook "Fraudulent Archeology Wall of Shame", l'archéologue Carl Feagans a rédigé des analyses détaillées de chacun des volets, en anglais: Episode 1, Episode 2, Episodes 3&4, Episodes 5&6 et Episodes 7&8.
En France, Dominique Garcia, président de l'Institut national de recherches archéologiques préventives (INRAP) a aussi souligné les propos de son prédécesseur Jean-Paul Demoule qui dénonce le choix commercial de diffuser un tel programme:
Le site internet "La Menace Théoriste", où écrit le youtubeur Thomas C. Durand – alias Acermendax sur "La Tronche en Biais" – a consacré une vidéo et un article à la série où il décrypte chaque épisode: "Netflix, l'apocalypse et les pseudosciences"