Une femme voilée, assise sur le sol, se verse des seaux d'eau sur la tête. "Thank you, thank you" répète-t-elle inlassablement face caméra. Elle semble frigorifiée. Dans le chat, les commentaires des internautes défilent. Certains lui envoient des "cadeaux virtuels": il y a la rose, le donut ou encore le ballon de rugby. A chaque récompense, la jeune femme se jette un nouveau seau d'eau sur la tête.
Cet exemple illustre l'une des dérives du système de monétisation de TikTok, basée sur les "cadeaux virtuels". Concrètement ces dons prennent la forme de jetons virtuels allant des "roses", l'équivalent de quelques centimes de dollars, aux "lions" d'une valeur de 500 dollars. Il est ensuite possible d'échanger ces autocollants contre de l'argent "réel" qui ira directement dans la poche du tiktokeur ou de la tiktokeuse.
L'interaction sociale comme monnaie d'échange
La monnaie virtuelle s’achète par "pack". Un pack de 36 pièces vaut 0,50 euro, un pack de 350 pièces vaut environ 5 francs, un pack de 3500 pièces dépasse les 50 francs. Il faut dépenser en moyenne plus de 100 francs pour obtenir 7000 pièces. Le cadeau le plus cher coûte près de 5000 pièces, soit environ 760 francs en monnaie réelle.
Pour obtenir des publicités et gagner des abonnés, je lui ai viré plusieurs centaines d’euros via PayPal, en utilisant la carte bleue de mon père
Des influenceurs du monde entier en ont fait un véritable business. Par exemple, des tiktokeurs n'hésitent pas à réclamer des "cadeaux virtuels" à leurs abonnés. En échange, le donateur voit son nom apparaître sur le live, lui permettant de gagner en nombre d'abonnés et donc d'acquérir une certaine visibilité. Plus le cadeau est coûteux, plus la personne sera mise en avant dans le live. L’interaction avec la communauté devient ainsi une véritable monnaie d’échange.
De l'argent envoyé par des mineurs
En France, certains influenceurs s'adonnant à cette pratique ont été dénoncés par des lanceurs d'alerte. Il y a notamment l'exemple de l'une des personnalités francophones les plus influentes du réseau social avec 10,4 millions d'abonnés. En 2020, ce tiktokeur est accusé d'avoir manipulé de jeunes abonnés dans le but de leur soutirer de l'argent.
"Pour obtenir des publicités et gagner des abonnés, je lui ai viré plusieurs centaines d’euros via PayPal, en utilisant la carte bleue de mon père", confie Hugo, 13 ans, dans le magazine 60 millions de consommateurs. "Quand mes parents ont constaté les sommes débitées, ils ont alerté PayPal, qui leur a rendu l’argent", poursuit Hugo. L'influenceur "m’a alors menacé via les réseaux sociaux de me bannir et de ruiner ma réputation". Selon l'adolescent, il aurait été jusqu'à débarquer en voiture avec une bande d’amis pour réclamer son dû et le menacer.
En réaction, Hugo et sa mère, présente lors de l’incident, ont déposé une main courante au commissariat de police. Quelques jours plus tard, le tiktokeur a finalement publié des vidéos d’excuses et appelé sa communauté à ne plus lui envoyer d'argent.
Absence de contrôle
Plus de deux ans après, la plateforme ne semble pas avoir durci sa politique de contrôle de l'âge de ses utilisateurs. Au contraire, en 2022, elle est même soupçonnée par le régulateur britannique en charge de la protection des données de s'être emparée de données personnelles sensibles concernant les mineurs.
Lors des live, une grande partie des personnes envoyant ces "cadeaux" sont des enfants. Officiellement, la plateforme stipule pourtant que seules les personnes majeures peuvent acheter des "pièces de monnaie" et participer aux live. En réalité, aucun contrôle d’identité n'est effectué. Ainsi, tout un chacun peut, en se créant un compte, définir son année de naissance et donc envoyer de l'argent.
Dans le cas où les coordonnées bancaires sont mémorisées par Google Play ou App Store, un enfant n’a même pas besoin d’emprunter la carte de ses parents pour effectuer un virement. En quelques secondes, des sommes importantes peuvent être dilapidées, via ces petit autocollants colorés. Le géant chinois définit lui-même le taux de conversion de cette monnaie, sans aucune transparence. Il empoche également 50% de commission sur les cadeaux virtuels une fois convertis.
Une machine à sous humaine
"On partage le live, on tapote sur le téléphone, allez, allez". Certains directs se sont transformés en véritables machines à sous humaines. Et pour cause: ils sont consacrés uniquement à l’envoi de cadeaux numériques. Ces vidéos sont souvent animées par des femmes d'origine africaine qui demandent aux internautes de leur envoyer des cadeaux en masse en échange d'abonnements et de "likes". Il n'est désormais plus question pour le tiktokeur de discuter avec ses abonnés ou avoir un semblant d'interaction sociale. A certaines heures de la journée, ce type de vidéos représentent la majorités des live.
Autre phénomène, les "live control". Lors de ces vidéos en direct, des jeunes filles, souvent d’origine asiatique, se mettent en scène, allongées sur un lit. Sur l'écran figure tout ce qu’elles proposent de faire en échange d’un cadeau virtuel. Par exemple, se réveiller en échange d’une "rose", danser en échange d'un "cygne" ou encore faire semblant d'être effrayée contre un "donut". Les internautes peuvent ainsi "contrôler" la personne en direct contre de l'argent. Là encore, il n'y aucun moyen de savoir si la jeune fille est majeure, ni si elle est complètement consentante ou intégrée à un réseau.
TikTok prend sa part
Mais les dérives sur l'application ne s'arrêtent pas là. En octobre 2022, une enquête de la BBC révélait comment la plateforme et des intermédiaires, appelés "Tiktok middlemen", tiraient profit des demandes de dons de Syriens déplacés dans des camps. Durant ces live, des enfants suppliaient pendant des heures les internautes pour obtenir des cadeaux virtuels pour pouvoir ensuite les convertir en argent réel. Assis sur le sol, parfois entourés de leur famille, et répétant les quelques phrases en anglais apprises par coeur tels que: "Please like, please share, please gift".
>> Lire aussi : Survivre à la misère en Syrie grâce aux dons sur TikTok
Selon les informations de la BBC, le géant chinois prenait jusqu'à 70% des recettes, un chiffre démenti par la plateforme. Toujours selon le média britannique, les live auraient rapporté jusqu'à 1000 dollars de l'heure (soit près de 920 francs) alors que les habitants des camps n'en recevaient qu'une infime partie. Suite à la diffusion de l'enquête, TikTok a promis de renforcer sa politique en matière de mendicité et d’exploitation. Elle a également assuré avoir supprimé la totalité de ces comptes.
6 milliards dépensés en 2022
Le système de monétisation, également utilisé par la plateforme Twitch, a fait de TikTok l'application où les internautes dépensent le plus d'argent. Avant, la plupart des plateformes occidentales reposaient uniquement sur la publicité et les posts sponsorisés.
En tout, 840 millions de dollars ont été dépensés dans TikTok au premier trimestre de l’année 2022 pour atteindre 6 milliards à la fin de l'année d'après le cabinet Data. En 2023, les utilisateurs devraient dépenser 10 milliards de dollars à l'intérieur de l'application. Parmi les plus gros porte-monnaies, les Etats-Unis et la Chine.
Depuis 2020, les utilisateurs d'Instagram peuvent eux aussi soutenir les influenceurs préférés pendant leurs live avec des "badges " allant de 1 à 5 dollars.
Hélène Krähenbühl
La "désinfluence", le nouveau phénomène TikTok
Sur TikTok, certains influenceurs veulent désormais "désinfluencer" leur audience. Cette tendance, qui va à contre-courant de ce qu'on appelle "l'influence marketing", démontre le rejet par la génération Z d'une société de la surconsommation.
Ce mouvement invite les internautes à réfléchir avant de faire des achats inutiles et coûteux. Pour l'anthopologue de la consommation Fanny Parise, on est face à une nouvelle forme d'influence qui vient interroger la place de la consommation et de la publicité dans nos vies.
Ce "micro-phénomène" permet également à la génération Z de réclamer son pouvoir et d'affirmer son souhait d'une société basée sur une éthique de sobriété, estime l'anthropologue et essayiste Elisabeth Soulié. "Il y a chez cette génération une prise conscience corrélée à l'angoisse écologique", a-t-elle souligné lundi dans La Matinale.