Auprès de l'Organisation européenne de la recherche nucléaire (CERN), à Genève, tout physicien ou ingénieur qui a contribué à l'une des quatre expériences principales du Grand collisionneur de hadrons (LHC) – ils sont des centaines, parfois des milliers – voit en principe son nom cité dans la liste des auteurs, en tête des articles scientifiques. Cela au côté des institutions et organes de financement nationaux qui ont soutenu ces chercheurs et ces expériences.
La donne a changé en mars 2022: "Suite au déclenchement du conflit, de nombreux collaborateurs ne voulaient plus co-signer les articles sur lesquels apparaissaient les noms d'organisations scientifiques russes ou biélorusses, car leurs responsables avaient ouvertement pris parti en faveur de la guerre", explique la physicienne américaine Patricia McBride, porte-parole de l'expérience CMS, qui compte des milliers de membres. "Ces collaborateurs demandaient qu'une autre solution soit trouvée."
Mais l'affaire, décrite dans le Guardian, n'est pas simple. Car le système de publication des résultats scientifiques est bien huilé, et ne se modifie pas d'un coup de cuiller à pot. En mai 2022, le Conseil du CERN a bien décidé, à la suite de l'invasion de l'Ukraine, de mettre fin aux accords de collaboration avec la Russie et la Biélorussie. De quoi éloigner de facto les institutions russes. Or ces accords s'achèveront en 2024 seulement…
Des articles publiés sans noms
Entre-temps, il a fallu trouver une solution transitoire pour ne pas trop freiner l'établissement des savoirs communs: "Les articles scientifiques décrivant les découvertes ont, comme à l'habitude, été proposés aux journaux scientifiques pour passer le peer review ", détaille Pippa Wells, directrice adjointe de la recherche au CERN. Il s'agit là d'une "révision par les pairs ", soit une étape durant laquelle des physiciens non-impliqués dans les recherches soumises passent ces dernières au crible, pour les valider (et permettre leur publication officielle) ou les refuser.
Une centaine d'articles ont ainsi été acceptés, et étaient en attente de publication, alors qu'environ 150 autres étaient encore en révision. "Seule différence: au sommet de ces articles figuraient simplement l'équipe de recherche – par exemple "La collaboration CMS " – , mais aucun nom de physiciens".
Et c'est là que le bât blessait. "Pour la science, c'était un problème énorme, car les listes d'auteurs mentionnent qui a fait quoi dans les projets", explique Brendan Regnery, doctorant de l'Université de Californie à Davis, qui achève sa thèse au CERN. "Pour moi, qui suis à la fin de mon doctorat, j'ai eu des difficultés à candidater pour des postes de travail sans pouvoir présenter des articles mentionnant mon nom. Mes collègues aussi, provenant de petits pays ou universités, devaient montrer de tels articles avec leur patronyme pour obtenir leur doctorat, mais n'ont pas pu le faire."
Pour les physiciens ukrainiens, le dilemme était grand également. Soit ils concédaient que leurs noms figurent, dans les articles, au côté de ceux d'institutions russes, au risque alors de perdre leur financement alloué par l'Etat ukrainien pour leurs recherches. Soit ils acceptaient d'entrer dans l'anonymat proposé dans la solution temporaire, mais ne pouvaient là non plus pas justifier de leur contribution aux recherches. "Dans les deux cas, c'était un frein à leur carrière ", résume Tetiana Hryn'ova, chercheuse à l'expérience ATLAS, et représentante de la communauté ukrainienne au CERN, qui compte plusieurs centaines de membres (scientifiques, techniciens, personnel administratif, etc.).
Solution trouvée
Fin février, une solution est trouvée, pour contourner l'écueil soulevé par la guerre. "Il faut souligner que le problème ne se situait pas au niveau des personnes ", insiste Pippa Wells – selon elle, aucun des quelque mille scientifiques russes actifs au CERN (environ 8% du total) n'a été pris personnellement comme prétexte par l'un de ses collègues pour ne pas co-signer à ses côtés. "La pierre d'achoppement était bien au niveau des institutions."
Ainsi, explique la directrice de la recherche, "nous avons décidé de publier, d'une part, la liste complète des auteurs, leur nom étant accompagné d'un code d'identification personnel, nommé ORCID. " Cet acronyme – pour Open Researcher and Contributor ID –, créé en 2010, est un numéro unique attribué à chaque scientifique, qui permet de l'identifier (et de distinguer les possibles homonymes) de façon pérenne, peu importe son parcours académique et ses publications. "D'autre part, chaque article liste également les institutions impliquées dans les recherches, sauf celles basées en Russie ou en Biélorussie."
Satisfaction de la communauté ukrainienne
Cette solution a été inspirée du centre de recherches en physique Belle II du Japon qui l'a appliquée similairement. Selon Pippa Wells, "elle n'a d'abord pas fait l'unanimité, mais a obtenu une majorité assez large, pour que, suivant l'esprit de collaboration qui règne au CERN, tout le monde s'y soumette." Et y gagne: les chercheurs, d'Ukraine et d'ailleurs, retrouvent leur visibilité médiatique. Et les institutions peuvent à nouveau se voire créditer du soutien financier à la recherche qu'elles ont accordé.
"Je suis très contente par la solution choisie", témoigne Tetiana Hryn'ova. "C'est la solution préférée de la communauté ukrainienne au CERN." En même temps, la physicienne se dit "un peu gênée devant tout le soutien apporté par ses pairs au CERN. Car les coûts, pour les scientifiques restés ou retournant en Ukraine sont énormes, en termes d'impacts sur leur vie, leurs recherches et sur les infrastructures scientifiques dans le pays" qui, pour beaucoup, ne sont plus fonctionnelles. Mais elle se réjouit aussi que le nombre de physiciens ayant pu être accueilli au CERN depuis le début du conflit ait été accru.
Un futur accélérateur géant?
Les découvertes scientifiques issues du LHC peuvent donc à nouveau être publiées, et attribuées à chaque auteur y ayant contribué. La résolution de ce problème permet au CERN de regarder vers le futur, alors que l'institution se trouve dans une phase de transition.
Si le LHC doit subir un lifting d'ici 2028, pour devenir plus puissant encore, le centre de recherche se cherche un avenir au-delà de 2030. L'étude de faisabilité d'un futur accélérateur de particules de 91 km de circonférence (contre 27 km pour la LHC), baptisé FCC (pour Future Circular Collide) vient, fin février, d'être lancée sur le terrain.
Si le projet est accepté, sa construction pourrait commencer d'ici une décennie. Mais la Chine a un plan similaire, et il semble illusoire que la communauté des physiciens se dotent de deux instruments coûtant chacun plusieurs dizaines de milliards de francs. Pour voir le sien l'emporter, le CERN, établi il y 69 ans sur l'idéal d'une "science pour la paix ", doit donc rallier de très larges collaborations internationales, en s'affranchissant autant que possible des conflits entre nations.
Olivier Dessibourg