Des images striées de longues traces blanches, parfois rectilignes, parfois courbées, épaisses ou fines, multiples sur certaines prises: ce sont les reflections du Soleil projetées par les satellites qui créent ces défauts. Voilà le triste constat rapporté par des astronomes dans une étude titrée "L'impact des traînées de satellites sur les observations du télescope spatial Hubble".
Grâce à ce formidable instrument, "nous savons que l'Univers est âgé de 13,8 milliards d'années, que la plupart des galaxies contiennent un trou noir supermassif en leur centre et que les étoiles se forment suite à un processus violent", rappelle le New York Times qui a fait écho de cette étude début mars.
Le télescope qui a tant apporté à la connaissance de l'Univers et produit tant d'images sublimes est en danger: "Les observations peuvent être inutilisables pour la recherche scientifique", écrit l'équipe dans son résumé: "Une fraction croissante de son budget sur des infrastructures coûteuses et des efforts d'atténuation [des dégâts causés sur les images, ndlr.] est gaspillée". Certaines données absentes peuvent être reconstruites – notamment lorsque plusieurs images du même endroit du ciel prises à des moments différents peuvent être empilées – mais d'autres sont complètement perdues.
Un nombre sans cesse croissant
L'avènement de ces méga-constellations et de leur envoi par grappe de plusieurs milliers de satellites a été initié en 2019 par l'américain SpaceX. Et les projets se multiplient.
L'Union astronomique internationale (IAU) a créé un Centre pour la protection du ciel sombre et silencieux contre les interférences des constellations de satellites, le CPS (pour Centre for the Protection of the dark and quiet Sky from satellite constellation interference).
"Dans ce contexte, nous nous sommes engagés activement avec les instances politiques et l'industrie. SpaceX, OneWeb, Amazon Kuiper: ces opérateurs prennent nos préoccupations au sérieux", assure Sara Lucatello, vice-présidente de la Société européenne d'Astronomie (EAS). SpaceX essaie déjà d'obscurcir ses satellites, notamment avec un film miroir élaboré pour refléter la lumière dans une autre direction que le sol.
Avec l'aide de bénévoles participant à un projet de science citoyenne et d'un algorithme d'apprentissage profond [ndlr. "deep learning" en anglais], l'équipe scientifique de l'étude des image du HST a analysé les archives prises entre 2002 et 2021.
Sur la période allant de 2009 à 2020, la probabilité de voir la trace d'un de ces engins sur une image d'Hubble était de 3,7%. Rien qu'en 2021, le pourcentage a augmenté à 5,9%: une croissance qui correspond aux satellites de Starlink, selon les scientifiques. Au moment de leur analyse, 1562 étaient en orbite et OneWeb en avait lancé 320.
Depuis cette analyse, des milliers d'autres satellites ont été envoyés – ou vont l'être – en orbite basse (jusqu'à 2000 kilomètres d'altitude) par SpaceX, OneWeb ou Amazon Kuiper – 3236 satellites prévus pour ce dernier. Le Starlink d'Elon Musk possède actuellement environ 3500 satellites en orbite et prévoit d'en avoir 12'000 d'ici 2027; à terme, l'entreprise voudrait voir sa flotte en compter 42'000 au total.
>> Pour voir passer dans le ciel le train des satellites de SpaceX: Find Starlink
Les observatoires terrestres et la radio-astronomie touchés
En péril aussi, les observations faites avec les instruments basés au sol: car aucun observatoire terrestre, même dans un lieu très reculé, n'échappe à ces objets qui ont pour but de quadriller toute notre planète afin de la pourvoir d'internet à haut débit. L'avenir-même de la profession d'astronome serait menacé selon certaines analyses.
"En plus, les antennes de ces satellites émettent dans des bandes de fréquences qui concernent la radio-astronomie; cela interfère avec les radiotélescopes", relève Sara Lucatello, qui se fait du souci pour le Square Kilometer Array Observatory (SKAO).
"C'est le plus grand télescope radio du monde, en construction en Afrique du Sud et en Australie; un projet international qui coûte deux milliards d'euros. Il y aura de sérieux impacts pour le SKAO, à des degrés sévères et sans grand espoir de pouvoir réparer les données endommagées. Il s'agit d'un problème grave si des mesures d'atténuation ne sont pas mises en œuvre".
Et d'ajouter par téléphone avec RTSinfo: "Il est d'une importance capitale que nous trouvions le moyen d'accompagner ces développements technologiques – qui sont bénéfiques pour l'Humanité – de manière viable en incluant les communautés astronomiques comme parties prenantes".
Autre inquiétude, la circulation congestionnée qui multiplie le risque de collisions. Elles-mêmes, par réaction en chaîne, génèrent davantage de débris qui peuvent se réduire en plus petits fragments. En résulte un nombre grossissant de déchets gravitant au-dessus de la Terre. Une pollution qui a aussi un coût: "La lumière reflétée par les débris continue d'accroître la brillance du ciel", explique John Barentine, coauteur d'une autre étude parue le 20 mars, qui craint un ciel nocturne de plus en plus industrialisé (lire encadré).
Selon le magazine Forbes, le nombre de satellites en orbite devrait passer de 9000 aujourd'hui à plus de 60'000 d'ici 2030, tandis que les estimations suggèrent qu'il y a déjà plus de 100'000 milliards de morceaux non suivis d'anciens satellites qui tournent autour de la planète.
>> La revue Nature Astronomy consacre son numéro de mars 2023 aux cieux sombres. Son éditorial est titré: Let there be (natural) light
Communication et défense
Comme le souligne Sara Lucatello, envoyer des satellites n'est pas interdit aux sociétés privées: "Cela est conforme au droit des pays depuis lesquels ils sont envoyés. Ces firmes ont des licences, aucune loi ne les empêche de le faire. Le problème c'est que, dans la plupart des pays, il n'y a pas de réglementation qui protège l'astronomie. Et c'est l'une des choses sur lesquelles nous devons agir. Malheureusement, cela évolue lentement: ce n'est pas facile de changer une loi, ni qu'elle soit mise en application".
Les gouvernements ne sont pas en reste: sous le nom de code "GW", la Chine et son équipe spatiale de l'Armée de Libération du Peuple prévoit de lancer rapidement 13'000 satellites afin "d'empêcher SpaceX de monopoliser les ressources en orbite basse", annonce le South China Morning Post. Voire même "d'asphyxier Starlink", selon les mots du média.
Au niveau des Nations unies, c'est le Comité des utilisations pacifiques de l'espace extra-atmosphérique (COPUOS) qui s'occupe aussi de la question de la prolifération des satellites de communication et de défense.
L'EAS a aussi parlé du sujet avec la Commission européenne et son Parlement: "Ces instances ont été réceptives", note Sara Lucatello. "C'est crucial, surtout car, en ce moment-même, est planifiée IRIS2, la constellation européenne de satellites. Les parlementaires ont choisi d'implémenter les restrictions ou les modifications qui nous permettrons de continuer notre travail de la meilleure façon possible".
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Stéphanie Jaquet et afp
La voûte céleste, "patrimoine immatériel" de l'Humanité?
La pollution lumineuse au sol ne cesse de croître parallèlement à celle de notre ciel. Le phénomène dépasse la science, et touche à la "relation ancestrale" des êtres humains à la voûte céleste, qui devrait être considérée comme "patrimoine immatériel" de l'Humanité, plaide l'astrophysicienne Aparna Venkatesan, de l'Université de San Francisco.
"La perte de l'obscurité, qui affecte même le sommet du K2, les rives du lac Titicaca ou l'île de Pâques, représente une menace tant pour l'environnement que notre héritage culturel", s'alarment les astronomes qui lancent un "appel" à la communauté scientifique.
En janvier, un papier scientifique a révélé que durant les douze dernières années, la luminosité du ciel nocturne a augmenté de 7 à 10% par an.
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Des contraintes sont nécessaires
"On veut se dégager de la pollution lumineuse et finalement ce qu'on voit, ce sont des milliers de satellites", constate Eric Lagadec, astrophysicien à l'Observatoire de la Côte d'Azur-UCA, qui n'a pas pris part aux études récentes publiées.
Pour cesser cette "folie", les personnes les ayant rédigées appellent à limiter considérablement, voire interdire les méga-constellations, soulignant que toutes les autres mesures "d'atténuation" seront inefficaces. Mais il est "naïf de penser que le marché des lanceurs va se réguler sans contraintes", au vu des intérêts économiques en jeu, concluent-elles.
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