Euclid va défier la relativité générale d'Einstein
Grand Format Science
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via Reuters - ESA
Introduction
Euclid, le satellite lancé dans l'espace le 1er juillet depuis Cap Canaveral, porte le nom d'un mathématicien grec de l'Antiquité qui a vécu environ 300 ans avant notre ère. Euclide d'Alexandrie est considéré comme le père-fondateur de la géométrie et, comme la densité de la matière et l'énergie sont liées à la géométrie de l'Univers, la mission a été nommée en son honneur. Le télescope spatial a pour but de cartographier un peu plus d'un tiers du ciel, ce qui est gigantesque! Il devra aussi dater toutes les structures qui seront dans son viseur, observer leur évolution dans le temps et tenter de mieux comprendre ce que sont les matière et énergie noires. Il va aussi essayer d'élucider la raison de l'expansion accélérée de l'Univers. En cela, il va mettre à l'épreuve la théorie qui a rendu célèbre Albert Einstein.
Chapitre 1
De quoi l'Univers est-il fait?
AP Photo/ESA - Planck Collaboration via NASA
Vaste question que de savoir ce qui compose le cosmos: on ne connaîtrait que 5% de celui-ci... soit la matière ordinaire, dite baryonique: les planètes, les étoiles, la Terre et nous. C'est la matière qui interagit avec la lumière en l'absorbant, en l'émettant ou en la réfléchissant.
La cosmologie est la branche de la physique qui a pour but l'étude de l'origine, de la nature, de la structure et de l'évolution de l'Univers. Sa théorie dominante est celle du Big Bang, la naissance explosive de tout ce que nous connaissons, il y a 13,8 milliards d'années.
Dans un voyage en cosmologie, on croise notamment des ondes gravitationnelles, des trous noirs, Albert Einstein, la physique des particules, la matière et l'énergie sombres.
A noter que "sombre" – la traduction de "dark", en anglais – ou "noire" sont les deux adjectifs utilisés en français pour décrire ces entités dont les scientifiques n'ont pas encore réussi à décrire la nature exacte; ces qualificatifs sont aussi utilisés car ces composantes n'interagissent pas du tout avec la lumière.
Avec Euclid, conçu expressément dans ce but, il s'agit de lever un coin du voile sur ce qui compose 95% de l'Univers mais dont on ignore totalement la nature. Et la question est importante: 25% de matière noire, c'est cinq fois plus que la matière dite ordinaire! C'est en observant la manière dont les objets visibles se comportent que les scientifiques sont arrivés à déduire que la matière noire existe bel et bien.
Encore aujourd'hui, matière et énergie sombres restent théoriques, mais les scientifiques ne peuvent s'en passer pour comprendre et expliquer le cosmos. Leurs effets sont observables, notamment avec le phénomène des lentilles gravitationnelles: elles sont comme des loupes spatiales permettant de voir des objets lointains situés derrière elles.
Attractive, la matière noire agirait comme un ciment au sein des galaxies, ce qui expliquerait pourquoi celles-ci ne se dispersent pas en nuées d'étoiles. Cette mystérieuse matière serait aussi responsable de la façon dont les galaxies se meuvent dans les amas de galaxies, ou la façon dont elles sont agencées à très grandes distances, soit ce que l'on nomme la toile cosmique. Les galaxies se forment grâce à la gravité, dans les régions où se trouve le plus de matière noire.
Quant à l'énergie sombre, elle représente 70% de l'Univers et elle est encore plus mystérieuse. Répulsive, son existence est nécessaire pour expliquer l'accélération de l'expansion de l'Univers: celle-ci a débuté il y a environ 5 milliards d'années. Deux groupes travaillant en astrophysique, menés par les physiciens Saul Perlmutter, Brian Schmidt et Adam Reiss, ont découvert en 1998 que, durant les huit premiers milliards d'années de son Histoire, l'expansion de l'Univers se ralentissait petit à petit, mais que, soudain, 8 milliards d'années après le Big Bang, une accélération de plus en plus rapide a été observée. Cette étude a valu le prix Nobel de physique en 2011 à ces trois chercheurs.
Cette accélération qui s'emballe est pour le moins contre-intuitive si l'on compare le Big Bang à une explosion: "Les cosmologistes ont alors proposé l'existence d'une nouvelle forme d'énergie pouvant expliquer ce phénomène: l'énergie sombre. Elle serait dans les moindres recoins de l'Univers", explique la professeure de l'UNIGE Camille Bonvin, dans une vidéo sur sa chaîne YouTube.
"Elle aurait des propriétés très étranges", ajoute la chercheuse. "Cette énergie n'a jamais été détectée directement". Par conséquent, une autre interprétation a été proposée pour la remplacer: celle de la gravitation modifiée. La chercheuse complète: "Peut-être que les lois de la gravitation se comportent de manière différente que celles prédites par Einstein à très grandes distances". Un thème abordé plus bas dans ce Grand Format.
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Avec Euclid, les astronomes veulent sonder la nature de l'énergie sombre et la composition de la matière noire en comprenant la manière dont toutes deux évoluent à travers le temps.
En résumé, la cosmologie actuelle se base sur le modèle appelé Lambda-CDM ou ΛCDM, qui indique un Univers complètement dominé par la matière et l'énergie noires. Il part donc du principe que le cosmos est composé de photons, de neutrinos, de matière ordinaire – baryonique, avec des électrons – et de la matière noire froide, qui n'interagit que gravitationnellement, sans oublier la présence de l'énergie sombre.
Chapitre 2
Des simulations aux observations
tng-project.org - Illustris TNG300
Pour mieux comprendre les structures observées dans le cosmos, les scientifiques ont recours à des simulations informatiques qui sont ensuite comparées avec ce qui est vu dans le ciel: chaque simulation a pour but l'étude d'un phénomène en particulier.
A Genève, l'astophysicienne Anne Verhamme et son groupe sont impliqués dans Sphinx, une simulation fort utile pour décrire des galaxies très lointaines.
Un exemple parmi d'autres est le projet IllustrisTNG. Ses calculs sont basés notamment sur les lois de la Nature, l'expansion de l'Univers, l'attraction gravitationnelle de la matière sur elle-même, le mouvement du gaz cosmique, ainsi que la formation des étoiles et des trous noirs.
Ces constituants et processus physiques sont tous modélisés à partir de conditions initiales ressemblant à l'Univers très jeune: de quelques instants après le Big Bang, jusqu'à nos jours. Cela représente plus de 13,8 milliards d'années d'évolution cosmique en trois dimensions.
Le volume simulé contient des dizaines de milliers de galaxies capturées dans les moindres détails, couvrant une large gamme de masses, de taux de formation d'étoiles, de formes, de tailles, et dont les propriétés correspondent bien à la population de galaxies observée dans l'Univers réel.
Quant à Euclid, il bénéficie de son programme dédié, nommé Flagship Simulation, "la plus grande simulation cosmologique jamais réalisée au monde", précise Stéphane Paltani. Elle a été effectuée par l'Université de Zurich à Lugano, au très puissant Centre national suisse de calcul scientifique (CSCS): "La grande taille permet de faire des statistiques ou de rechercher les objets rares", note le cosmologiste. Le professeur de l'Université de Genève et son équipe ont été impliqués dans la conception et la fabrication de VIS, l'un des deux instruments d'Euclid.
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Le programme a été fait sur mesure en fonction de ce que les scientifiques veulent étudier: "Nous cherchons des structures à grande échelle, ainsi que la présence de matière et d'énergie noires. Dans la simulation, nous avons pu négliger la matière ordinaire: nous nous sommes contentés de 'peindre' des galaxies aux endroits de grandes densités de matière noire en respectant les distributions de masse, de couleur, etc., des galaxies observées. Tout cela pour pouvoir faire une simulation de l'Univers en entier, et pas juste une toute petite partie".
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Euclid dressera une carte en trois dimensions de l'Univers, englobant deux milliards de galaxies sur une portion d'un peu plus d'un tiers de la voûte céleste, ce qui est énorme. Il remontera également le temps jusqu'à 10 milliards d'années-lumière. Cette cartographie inédite vise à reconstituer l'Histoire de l'Univers "par tranches de temps", selon l'astrophysicien Yannick Mellier du consortium Euclid.
Les observations d'Euclid vont "construire une image des galaxies qui va nous parvenir légèrement déformée par la présence de matière entre nous et ces galaxies observées", explique Alice Gasparini dans La Matinale. "La matière noire ignore la lumière. On n'a pas de manière de l'observer autrement que par la gravité et l'effet que cette matière a sur l'espace-temps. C'est l'effet de lentille gravitationnelle: la lumière qui nous vient des galaxies observées par le satellite va être affectée par cette déformation de l'espace-temps". Pour elle, ce qui est important, "c'est que ce satellite va aussi examiner quelle est l'évolution dans le temps de cet effet".
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La distribution de la matière évolue en effet en fonction des millions et des milliards d'années. La scientifique précise: "La matière est une forme d'énergie mais, dans l'Univers, il y a aussi une autre forme d'énergie, qui est prépondérante et celle-ci possède un effet opposé à celui de la matière: c'est l'énergie sombre". Elle serait responsable de l'expansion accélérée de l'Univers. Grâce aux observations d'Euclid, les cosmologistes vont pouvoir faire un tri dans les différentes théories qui expliquent ces phénomènes.
En cela, Euclid va tester la gravitation qui décrit les mouvements de tous les objets célestes à l'échelle de l'Univers et vérifier s'il n'existe pas une gravitation alternative, dite "modifiée", qui fonctionne sans énergie sombre.
"La théorie de la relativité générale d'Einstein est celle qui décrit le mieux la gravitation à grande échelle; or les observations indiquent la présence d'un facteur gravitationnel important qui nous manque. On peut résoudre ce problème en disant qu'il y a de la matière qu'on ne voit pas et cela ajoute un élément à l'Univers... c'est une solution ontologique. Mais on peut aussi dire que, en réalité, à très très grande échelle, il existe une théorie qui est 'plus générale' que la relativité générale".
"Physiciennes et physiciens recherchent des particules exotiques qui pourraient constituer la matière noire, alors qu'en mathématique, les physiciens théoriciens travaillent dur sur les équations pour voir s'il existe une théorie plus large qui englobe la théorie d'Einstein", remarque Carole Mundell, la directrice de la Science à l'Agence spatiale européenne, rencontrée en Floride pour le lancement d'Euclid. "Le cas particulier de la théorie d'Einstein, c'est la gravité newtonienne: pendant 350 ans, les lois de la gravité de Newton étaient celles que nous pensions être les bonnes. Et elles fonctionnent pour notre quotidien. Puis Einstein est arrivé et a dit: 'Ah, mais si nous allons vers des vitesses ou des masses plus grandes, nous avons une théorie plus large qui englobe Newton'. En physique, on essaie de comprendre s'il existe une théorie plus large dont la théorie de la relativité générale d'Einstein est un cas particulier. Nous repoussons donc toujours ces frontières théoriquement, technologiquement et scientifiquement", souligne-t-elle dans Tout un Monde.
Tout ce que nous savons vient en effet de la théorie générale de la relativité qu'Albert Einstein a élaborée en 1915: elle décrit la manière dont la matière et l'énergie modifient la géométrie de l'espace-temps. Son équation montre que la gravité n'est pas une force qui s'exerce entre deux corps – c'est la définition traditionnelle de la gravitation selon Newton –, mais qu'elle se manifeste à travers la courbure de l'espace-temps. Une courbure qui est en fait le champ gravitationnel de l'objet massif qui le génère.
Les prédictions d'Einstein se sont révélées correctes grâce aux expériences: oui, l'Univers est bel et bien en expansion, les trous noirs existent, tout comme les ondes gravitationnelles qui se propagent dans l'espace-temps. Ça, ce sont les trois piliers prouvés de la relativité générale. Euclid va permettre de faire le tri dans les théories actuelles grâce à sa carte du ciel extragalactique.
"En allant dans l'espace, il est possible d'améliorer ce que nous pouvons faire au sol grâce à l'extrême stabilité de la qualité d'image que nous obtiendrons de ces milliards de galaxies. Il ne s'agit pas seulement de l'expérience elle-même, qui sondera notre histoire cosmique, soit plus de 70% de l'âge de l'Univers… ce qui est en soi époustouflant pour moi", se réjouit Gaitee Hussain, la cheffe de la division scientifique de l'ESA. "Mais il y a aussi beaucoup de science auxiliaire, supplémentaire, qui en résultera parce que les scientifiques sont extrêmement inventifs. Nous trouverons toutes sortes de galaxies exotiques, d'amas de galaxies, et il y aura beaucoup d'autres découvertes scientifiques que nous ne pouvons même pas envisager aujourd'hui", prédit celle qui a aussi fait le voyage à Cap Canaveral.
"Ce qui ne devient possible que maintenant, c'est d'étudier les propriétés de l'Univers sur de très grandes échelles", remarque le professeur Martin Kunz (UNIGE), le coordinateur de la Suisse pour Euclid. "En cosmologie, on part toujours d'un modèle et le modèle standard dit que l'Univers est assez précisément isotrope et homogène, donc pareil partout et dans toutes les directions. Mais évidemment, il faut aussi vérifier ça", précise-t-il en regardant en direction des pas de tirs de Merritt Island. Il se réjouit de la précision d'Euclid, qui va pouvoir caractériser l'Univers de manière bien plus fine que tout ce qui a été réalisé jusqu'à présent, avec une qualité proche de celle du télescope Hubble: "Un trésor de données dans lequel les astronomes vont pouvoir creuser encore pendant des décennies et trouver des choses incroyablement excitantes!"
Chapitre 3
Comment Euclid va-t-il apporter des réponses?
ANP via AFP - Gina Busink
Pour apporter des réponses aux questions cruciales posées par les cosmologistes sur la matière noire, l'énergie sombre et les lois de la gravitation, Euclid va combiner sa cartographie de l'Univers en trois dimensions avec les mesures des formes des galaxies qu'il observe et dénombre.
Leurs positions angulaires dans le ciel vont être précisément mesurées, c'est-à-dire l'endroit où elles se trouvent sur la voûte céleste par rapport à nous. Le satellite va aussi calculer la distance de toutes ces galaxies par rapport à la Terre: "C'est très important car, en cosmologie, la distance est intimement liée au temps", rappelle Camille Bonvin dans sa vidéo. "Une galaxie lointaine qui émet de la lumière va mettre un certain temps pour nous parvenir. Quand Euclid va recevoir cette lumière, il ne la voit pas comment elle est aujourd'hui, mais il voit comment elle était dans le passé, au moment où elle a émis sa lumière".
Euclid va mesurer la position de galaxies qui ont envoyé leurs photons il y a 10 milliards d'années: "Cela va nous permettre de reconstruire la distribution des galaxies à différents moments de l'Histoire de l'Univers". Des cartes évolutives, en somme: "Comme un album photo de l'enfance de l'Univers jusqu'à aujourd'hui", suggère la cosmologiste.
La forme des galaxies va aussi donner des renseignements précieux, car elles sont légèrement déformées dans la vision du télescope: "La lumière ne va pas voyager exactement en ligne droite". La matière présente sur sa trajectoire va déformer l'espace et le temps; la lumière va ressentir cette déformation et voyager le long de la courbure de l'espace-temps".
La déformation de l'image des galaxies donne une mesure de la distorsion de l'espace et de celle du temps. La matière noire va pouvoir être testée avec la déformation de l'espace-temps: plus il y a de cette matière non-conventionnelle, plus la géométrie de l'Univers – et par conséquent la forme des images de galaxies – en sera affectée: "En mesurant les déformations des images des galaxies, on est sensible à la quantité de matière noire qu'il y a le long de la trajectoire et à sa distribution".
Camille Bonvin veut extraire deux informations importantes des cartes des galaxies: "On peut regarder à quelle vitesse notre Univers s'agrandit grâce aux cartes effectuées à différents moments: cette information est encodée dans les cartes. Cela nous permettra de tester les propriétés de l'énergie sombre qui est responsable de l'expansion accélérée de l'Univers. Si cette énergie sombre existe", ne manque-t-elle pas de souligner.
La vitesse des galaxies pourra aussi être déterminée: "Elle dépend directement de la théorie de la gravitation. Les galaxies vont bouger à une vitesse différente si notre Univers est régi par la relativité générale d'Einstein jusqu'aux plus grandes distances ou si, à grandes distances, la théorie de la gravitation est différente". Ainsi, la théorie d'Einstein sera testée à des distances énormes, ce qui n'a jamais été accompli jusqu'à présent. Dans ses propres recherches, Camille Bonvin désire utiliser les données d'Euclid pour mesurer directement la distorsion du temps, en la séparant de celle subie par l'espace.
Avec son groupe universitaire, la théoricienne a développé une méthode qu'elle testera avec ce satellite, mais aussi avec le Dark Energy Spectroscopic Instrument (DESI), au sud de l'Arizona, et le Square Kilometer Array Observatory (SKAO), en construction en Australie et en Afrique du Sud.
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Chapitre 4
Un lancement de l'ESA avec SpaceX
RTS - Stéphanie Jaquet
La date a été confirmée le premier jour de l'été, soit dix jours seulement avant le décollage. Le 1er juillet 2023 a été désigné comme le Jour-J: les scientifiques qui travaillent depuis plus de quinze ans sur le projet l'attendaient avec impatience.
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Pour la première fois, l'Agence spatiale européenne (ESA) collaborait avec un lanceur privé, l'étasunien SpaceX. Il opère depuis le SLC-40, un complexe militaire de lancement de la NASA à Cap Canaveral, en Floride.
La fusée qui a propulsé Euclid dans l'espace est un Falcon 9: l'ESA, dépourvue des fusées Soyouz après l'invasion de l'Ukraine, a été contrainte de choisir cette option, l'Europe ayant interrompu la coopération spatiale avec la Russie. Par ailleurs, la fusée Ariane 6, ayant subi beaucoup de retards, n'était pas encore disponible. C'est un véritable exploit de changer de lanceur au dernier moment, surtout lorsque le satellite est déjà entièrement construit: "Ce n'était pas sûr du tout", confie Giuseppe Racca, le chef de projet d'Euclid à l'ESA. "Le Falcon 9 est un lanceur beaucoup plus puissant que Soyouz: cela donne notamment des charges mécaniques beaucoup plus fortes".
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Il a donc fallu faire de nombreuses études et analyses pour déterminer dans les moindres détails si ce lancement était possible: "On a eu deux ou trois mois: c'était très court", se souvient le scientifique: "Et cette dernière semaine avant le lancement, on a dû courir pour réussir à faire tous les essais avec le satellite et le lanceur". Une année auparavant, c'était effectivement le 1er juillet qui avait été visé et tout a finalement réussi: "C'est ce que j'espérais", dit-il soulagé.
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Conçu par la corporation franco-italienne Thales Alenia Space, la sonde pèse deux tonnes et mesure 4,7 mètres de haut et 3,5 mètres de large. Elle a été encapsulée dans le carénage en deux unités qui se trouve tout en haut du lanceur réutilisable.
En ce premier jour de juillet, la fusée et son précieux instrument ont quitté notre planète à très précisément 11h12 et 15 secondes. Une fenêtre de lancement courte a été choisie par l'équipe scientifique: "C'est l'affaire d'une demi-heure. Mais le problème, c'est que toutes les stations de terre et orbitales qui vont suivre la fusée doivent être changées un petit peu si ce n'est pas dans la seconde juste prévue", explique Giuseppe Racca, la veille du décollage. "Nous, on a prévu 11h12. Et si pour une raison quelconque on ne peut pas lancer à cette heure-là, c'est reporté au lendemain".
Juste avant le lancement sont également vérifiées les possibilités de collisions dans l'espace, "ce qui est vraiment très rare", précise le scientifique. Et si risque il y a, le lancement peut être retardé de quinze secondes: "On a vraiment trois possibilités demain pour le lancement: 11h11 et 45 secondes, 11h12 précises, ou 11h12 et 15 secondes. Ça peut aussi être fait différemment, mais c'est ce que nous avons décidé".
Euclid va travailler non loin du télescope spatial James Webb, du satellite Planck et de la mission Gaia, à un endroit d'équilibre, très stable, idéal pour les observations, le point Lagrange 2, à 1,5 million de kilomètres de la Terre.
Ce ne sont pas moins de 3500 personnes, provenant de vingt-et-un pays différents qui ont rendu possible la mission Euclid. Ses premières images scientifiques seront partagées avec le public cet automne, en même temps que les premières études.
Le 31 juillet, Euclid a révélé ses premières images-test, prises afin de vérifier le fonctionnement des instruments scientifiques et de les calibrer correctement pour les observations à venir. Même si elles ne sont pas encore représentatives des capacités finales du télescope, elles indiquent déjà qu'il va pouvoir remplir ses objectifs, selon l'ESA: "Après plus de onze ans à concevoir et développer Euclid, il est grisant et très émouvant de voir ces premières images", a dit Giuseppe Racca, responsable de la mission Euclid, dans un communiqué de l'Agence.
Les deux instruments embarqués sur Euclid semble fonctionner comme ils le devraient. Il s'agit de VIS, un imageur observant en lumière visible, et de NISP, un spectromètre observant dans l'infrarouge proche. Le premier doit déterminer la forme précise des galaxies, le second leur distance.
Lorsque les instruments ont été mis en marche, les scientifiques ont tout d'abord eu une grosse frayeur: les images étaient "contaminées" par une source de lumière inattendue, a déclaré l'ESA. Des recherches sur la cause du problème ont "indiqué que la lumière du Soleil s'infiltrait dans le vaisseau, probablement par une petite ouverture". Or, pour détecter la faible lumière de lointaines galaxies, la lumière éclatante de notre Soleil – auquel Euclid fait dos –, doit absolument être bloquée. "En tournant Euclid, les équipes ont réalisé que cette lumière n'était détectée qu'à certaines orientations, donc en évitant certains angles, l'instrument VIS sera capable de réaliser sa mission", selon l'Agence.
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L'énorme défi auquel doit aussi répondre l'équipe s'occupant d'Euclid, c'est la gestion de la masse de données qui vont être produites par ses instruments. En une semaine, le télescope va couvrir autant de champ dans le ciel que Hubble en trente ans. Le catalogue qu'il va réaliser sera un relevé exhaustif de l'Univers extragalactique sous forme de carte tridimensionnelle.
Sa caméra fait 600 millions de pixels; pour comparaison, celle d'un smartphone, seulement quelques dizaines. Euclid prend également des images toutes les dix minutes. Les données produites se mesurent en dizaines de pétaoctets; un pétaoctet correspond à la capacité de stockage d'un millier d'ordinateurs portables modernes. Il a fallu de nouvelles technologies pour les stocker. Elles arrivent sur Terre par ondes électromagnétiques sur la bande K et sont réceptionnées par deux stations terrestres: une à Cebreros, en Espagne, et l'autre à Malargüe, en Argentine: "De là, les données sont envoyées par fibre optique, pratiquement en temps réel, à l'ESOC, le centre d'opérations de l'ESA à Darmstadt, à côté de Francfort", décrit Bruno Altieri, le responsable des archives scientifiques d'Euclid. "Mais les opérations scientifiques étant à Madrid, elles y sont immédiatement envoyées et, nous, on les archive, on les stocke", raconte-t-il dans Tout un monde. "Ces données brutes sont mises dans un format utilisable par les astronomes avant d'être envoyées dans les différents centres de calculs européens qui les traiteront".
>> Suivre en temps réel quelle station terrestre communique avec quel engin spatial de l'ESA: ESTRACKnowet consulter aussi son guide d'utilisation (en anglais)
Ceux-ci sont appelés des Science Data Centers (SDC): chaque pays européen impliqué dans la mission Euclid en possède un gros. Le centre suisse se trouve à Genève. Cette décentralisation a un aspect politique: "Mais il faut aussi dire qu'il serait trop difficile pour un seul pays de traiter toutes ces données".
La façon d'y accéder a été radicalement transformée: "Traditionnellement, une fois que les données sont disponibles, les astronomes les téléchargent. Mais avec Euclid, elles sont tellement grandes qu'ils ne pourront en télécharger qu'une petite partie, celle qui les intéresse. Donc on a développé des outils informatiques pour avoir une petite partie d'une image, juste quelques spectres ou une partie d'un catalogue". Désormais, il est impossible de faire des algorithmes sur une plus grande partie ou sur toute l'archive d'Euclid, car il n'est plus possible de télécharger l'entierté en dehors des SDC qui, eux, sont dimensionnés pour. "Nous sommes en train de développer une plateforme sur laquelle, au lieu de bouger les données, les astronomes envoient leur logiciel d'analyse sur nos serveurs à l'ESA et les y font tourner. C'est un nouveau paradigme: ne plus bouger les données, mais bouger le software à côté des données", précise l'architecte de ce changement.
La première grande publication de données est prévue pour dans deux ans, mais de belles images seront dévoilées en automne déjà, avec les premières études scientifiques.
En 2026 ou 2027, la NASA prévoit de lancer un télescope spatial qui sera complémentaire à celui de l'ESA: "L'énergie sombre est l'un des principaux objectifs du télescope Nancy Grace Roman. Mais il a également d'autres buts scientifiques: l'étude de l'astrophysique en général à l'aide de relevés du ciel dans l'infrarouge, et l'étude des exoplanètes, les planètes situées en dehors de notre Système solaire", décrit Jason Rhodes, président en 2023 du conseil d'administration du consortium Euclid – la présidence change chaque année.
L'enthousiasme du responsable scientifique de cette mission pour la NASA est palpable: "À chaque fois que vous réalisez un grand relevé, comme Euclid va le faire, vous trouvez des réponses à des questions que vous n'aviez même pas posées lorsque vous avez construit la sonde. Ce qui me réjouit le plus, c'est que, dans dix ans, je consulterai des publications et je participerai peut-être à des études qui diront "Voilà ce que nous avons trouvé avec Euclid", et je ne sais même pas quelles sont ces questions aujourd'hui. Mais je suis sûr qu'Euclid nous aidera à répondre aux questions que nous nous poserons dans les dix prochaines années. Et c'est ce qui m'enthousiasme le plus: l'aspect inconnu de ce travail".
La révolution de l'astronomie et de l'astrophysique est en marche.