La mission de l'agence spatiale européenne (ESA) décollera samedi à 11h12 depuis Cap Canaveral en Floride, à bord d'une fusée Falcon 9 de la société SpaceX. En Suisse, il sera 17h12.
La sonde de deux tonnes conçue par Thales Alenia Space s'élancera vers sa position finale, à 1,5 million de kilomètres de la Terre, au point Lagrange 2, non loin de là où se trouve une célébrité: le télescope spatial James Webb. De là, Euclid, du nom de l'inventeur de la géométrie, va dresser une carte en trois dimensions de l'Univers, englobant deux milliards de galaxies sur une portion d'un tiers de la voûte céleste, ce qui est gigantesque.
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La troisième dimension de la carte sera le temps: en captant la lumière de galaxies ayant mis jusqu'à dix milliards d'années pour nous parvenir, Euclid plongera dans le passé de l'Univers, vieux de 13,8 milliards d'années. La satellite permettra de "construire une image de ces galaxies, qui va nous parvenir légèrement déformée par la présence de matières entre nous et ces galaxies qu'on observe", explique Alice Gasparini, docteur en physique théorique et en didactique des sciences, spécialisée en cosmologie, dans La Matinale de la RTS.
"La plus grande question à laquelle Euclid va essayer de répondre, c'est quelle est la nature de la chose la plus mystérieuse de tout l'Univers, quelque chose qui n'est même pas de la matière: on n'a en réalité aucune idée de ce que c'est", explique Stéphane Paltani, depuis la Floride où il s'est rendu pour assister au décollage de cette sonde sur laquelle il travaille depuis une douzaine d'années.
"On a donné le nom 'énergie noire', mais ça ne veut rien dire, parce qu'on ne sait vraiment pas ce que c'est. Euclid va être la première expérience qui nous donnera une indication sur ce que ça pourrait être". "La matière noire est en quelque sorte une présence gravitationnelle. On n'est même pas sûr que c'est de la matière", affirme Alice Gasparini.
Un casse-tête datant des années 1930
L'histoire de l'Univers sera reconstituée en la découpant par "tranches de temps", en espérant y déceler les traces laissées par la matière noire et l'énergie sombre au fil de la formation des galaxies.
Matière noire et énergie sombre sont de nature inconnue, mais semblent gouverner l'Univers, dont seulement 5% est composé de matière "ordinaire" visible. "Nous voyons la matière pour ainsi dire 'ordinaire'. Donc la matière qu'on observe, c'est la matière qui interagit avec la lumière", explique Alice Gasparini.
"Elle absorbe, elle émet ou elle réfléchit de la lumière, alors que la plupart de la matière qui compose l'univers ignore tout simplement la lumière", poursuit la spécialiste en cosmologie. "Donc on n'a pas de manière de l'observer autre que par la gravité et l'effet que cette matière a sur l'espace-temps, donc par l'effet gravitationnel".
Le responsable de la mission Euclid, Giuseppe Racca, qualifie cette méconnaissance de la matière noire et de l'énergie sombre d'"embarras cosmique". Sans elles, les scientifiques n'arrivent pas à expliquer le fonctionnement du cosmos. Un casse-tête qui remonte aux années 1930, lorsque l'astronome suisse Fritz Zwicky, observant l'amas de galaxies de Coma, émit l'hypothèse qu'une partie importante de sa masse était invisible.
Presque 100 ans plus tard, l'existence de cette matière manquante – dite noire (ou sombre) parce qu'elle n'absorbe ni ne reflète la lumière – fait consensus: "Quand on regarde la partie émergée de l'iceberg il y a quelque chose qu'on ne comprend pas: tout va trop vite", résume David Elbaz, membre de la collaboration Euclid.
La vitesse de rotation des étoiles au sein des galaxies – y compris celle de notre Soleil – est si élevée qu'elles devraient en être éjectées, "comme une fusée qui s'arrache à la gravité terrestre et part", explique cet astrophysicien au Commissariat à l'énergie atomique. Pourtant, elles y restent: "On en déduit qu'il existe un supplément de gravité qui les maintient", agissant comme un ciment.
L'accélération de l'expansion de l'Univers
A la fin des années 1990, les astronomes ont décelé une deuxième anomalie, à l'échelle de l'Univers tout entier: les galaxies s'éloignent les unes des autres de plus en plus rapidement, sous l'effet d'une force répulsive appelée énergie sombre.
Cette accélération de l'expansion de l'Univers aurait démarré il y a six milliards d'années. En remontant à dix milliards d'années, Euclid pourrait observer les premiers effets de l'énergie sombre et mieux l'identifier, espèrent les personnes qui l'ont conçu.
Mais comment observer l'invisible? En mesurant son absence, par un effet de déformation appelé lentille gravitationnelle: la lumière provenant d'un objet lointain, comme une galaxie, est insensiblement déviée par la matière visible et la matière noire qu'elle rencontre sur le chemin jusqu'à l'observateur.
"La lumière qui nous vient des galaxies observée par le satellite va être affectée par cette déformation de l'espace-temps, qui va agir comme une lentille, donc ça va vraiment faire effet de lunette", explique Alice Gasparini. "Ce satellite va, par la déformation des images reçues de ces galaxies, reconstituer les caractéristiques de cette lunette qu'on appelle lentille gravitationnelle", poursuit la docteure en didactique de la physique. Cette lentille gravitationnelle permettra ainsi aux chercheurs d'"observer" la matière noire.
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"En soustrayant la matière visible, on peut 'calculer' la présence de la matière noire", explique Giuseppe Racca. "C'est en regardant ce film des déformations dans l'histoire de l'Univers qu'on comprendra comment se comporte l'énergie sombre", complète David Elbaz.
Le scientifique fait la comparaison avec un ballon de baudruche sur lequel on trace des traits au marqueur pour "voir à quelle vitesse le ballon gonfle" – ce qui permet de comprendre les effets de la matière noire. Quant à l'énergie sombre, elle serait le souffle qui fait gonfler le ballon.
"Une mine d'or pour l'astrophysique"
Euclid embarque deux instruments: un imageur observant en lumière visible (VIS) et un spectro-imageur proche infrarouge (NISP).
Cette cartographie inédite constituera selon Yannick Mellier "une mine d'or pour l'astrophysique", permettant d'étudier la forme des galaxies, la naissance des amas, des trous noirs... Et aidera peut-être les scientifiques à mettre enfin la main sur la mystérieuse particule constituant la matière noire, qui échappe aux détections.
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D'un coût de 1,5 milliard d'euros, la mission européenne doit durer jusqu'en 2029 minimum.
Stéphanie Jaquet, depuis la Floride, avec l'afp