"Après plus de onze ans de conception et de développement d'Euclid, il est exaltant et extrêmement émouvant de voir ces premières images", s'enthousiasme Giuseppe Racca, responsable du projet Euclid, dans la publication de l'ESA. "C'est encore plus incroyable quand on pense que nous ne voyons ici que quelques galaxies, produites avec un réglage minimum du système. Euclid, lorsqu'il sera entièrement calibré, observera à terme des milliards de galaxies pour créer la plus grande carte 3D du ciel jamais réalisée", ajoute-t-il.
La première image est la vision d'un seul détecteur: elle montre des étoiles, des amas d'étoiles et des galaxies. Toutes les étoiles présentent six pics dus aux effets de diffraction dans le télescope; ils sont surtout visibles ici pour les étoiles les plus brillantes.
>> L'image prise par l'instrument VIS (voir plus bas pour une vue zoomée sur le capteur entouré de rouge) :Parmi la myriade d'objets moins lumineux, beaucoup, voire la plupart, sont des galaxies lointaines et peu lumineuses: assez petites, elles ressemblent à des étoiles. Ce sont ces galaxies dont les formes seront mesurées pour fournir une grande partie des informations sur la matière noire et l'énergie noire.
On observe des traînées de particules – principalement des protons envoyés par le Soleil – qui atteignent les détecteurs après avoir voyagé dans l'espace, ainsi que trois "fantômes" en forme de donut causés par des réflexions dans le système optique d'Euclid. Ces apparitions sont tout à fait normales et les astronomes savent nettoyer électroniquement les images afin d'en obtenir ensuite une science optimale.
Les étoiles de l'amas (dans le carré en haut à droite) sont nées du même nuage de gaz et de poussière et sont encore relativement jeunes. L'image contient plusieurs grandes galaxies, notamment en bas à droite, mais aussi d'autres galaxies en bordure de l'image dans les autres quarts du détecteur.
La deuxième image montre la position du détecteur signalé en rouge dans l'image complète de la mosaïque des 36 détecteurs. Tous étant exposés simultanément, chaque image VIS pèse 1,2 Gigaoctets, ce qui nécessite plus de 300 téléviseurs HD pour l'afficher dans tous ses détails.
L'image est présentée à l'état brut, sans aucun traitement – seule l'échelle logarithmique des niveaux de gris de l'affichage a été définie. La durée d'exposition est de 566 secondes, soit un peu moins de dix minutes; le nombre considérable d'étoiles et de galaxies minuscules révèle que l'instrument VIS atteint le niveau de sensibilité élevé requis. Les profils des images d'étoiles indiquent que le télescope Euclid est au point.
Un voyage de presque quatre semaines
Le voyage du télescope de l'ESA aura duré juste un peu moins d'un mois (lire encadré): il est arrivé à son orbite opérationnelle, le point Lagrange 2 (L2), la région où se trouvent déjà le télescope spatial James Webb (JWST), ainsi que la mission Gaia, de l'ESA, qui scrute notre Voie lactée.
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Cet endroit de l'espace est un point invisible d'équilibre des forces, infinitésimal en taille, se trouvant à environ 1,5 million de kilomètres de nous, soit quelque quatre fois la distance Terre-Lune. Une zone idéale pour placer des satellites d'observation en orbite, car leur vision n'est pas perturbée par la présence du Soleil, de la Terre et de la Lune: les vaisseaux peuvent les garder dans leurs dos en tout temps en décryptant le cosmos lointain.
Sur l'animation, leurs orbites semblent se croiser, mais il n'en est rien, l'espace est vaste autour de L2:
Le temps de transit d'Euclid s'est déroulé sans encombre et a été mis à profit pour mettre en service le satellite: cela s'appelle le commissioning. L'équipe de l'ESOC, le Centre des opérations spatiales de l'ESA, à Darmstadt, en Allemagne, a vérifié ses fonctionnalités: ses communications, son alimentation, son pointage et la mise au point du télescope. Pour l'heure, tout confirme qu'il pourra mener à bien la mission scientifique pour laquelle il a été conçu (lire encadré), voire réaliser d'autres merveilles.
VIS et NISP, ses deux précieux instruments, ont été contrôlés: le premier voit dans la lumière visible et capture ses images en lumière orange et rouge, et le second, un spectromètre et photomètre, observe dans l'infrarouge proche.
Les instruments VIS et NISP
L'image d'ingénierie de VIS montre déjà des milliers d'étoiles et de galaxies; elle est un document technique, pour prouver que tout fonctionne et calibrer l'instrument.
"Je suis très soulagé! Les équipes – de Thalès, Airbus, VIS, NISP et de l'ESA – réunies à Darmstadt ont beaucoup travaillé: toute la phase de commissioning est quasiment terminée", dit Stéphane Paltani par téléphone à RTSinfo. Le professeur de l'Université de Genève et son équipe ont été impliqués dans la conception et la fabrication de l'instrument VIS, tout comme d'autres instituts d'Italie, de France et du Royaume-Uni, ainsi que l'entreprise suisse APCO; le Mullard Space Science Laboratory (MSSL) en est le maître d'œuvre. "Les images scientifiques arriveront dès le mois d'août", précise le cosmologiste: "En novembre, on les rendra publiques, avec les premiers résultats scientifiques".
Les 36 détecteurs CCD de VIS sont chacun divisés en quatre quarts. "Pour éviter les bandes noires qui quadrillent sa vision, il prendra quatre fois les mêmes images en décalant chaque fois légèrement Euclid: une technique qui permet de superposer les prises de vues et ainsi recomposer une image utilisable par la communauté scientifique", explique Stéphane Paltani. VIS va mesurer et dresser une carte de la répartition des galaxies dans l'Univers, ainsi que de l'évolution de cette répartition dans le temps.
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Quant au spectro-imageur NISP, il travaille dans l'infrarouge proche. Son rôle est de quantifier la lumière émise par les galaxies à différentes longueurs d'onde. Cette mesure permettra notamment aux astronomes de déterminer la distance à laquelle se trouve chaque galaxie.
En combinant les informations sur la distance avec celles sur la forme des galaxies mesurées par VIS, il sera possible de dresser une carte de la répartition des galaxies dans l'Univers et de l'évolution de cette répartition dans le temps. Cela ne se fera pas avec la spectroscopie, car un nombre insuffisant de galaxies est visible avec cette technique, mais avec le mode "imagerie" des instruments.
Cette carte en 3D donnera des renseignements sur la matière noire – à l'origine de la gravité – et sur l'énergie noire – à l'origine de l'expansion accélérée de l'Univers. Ces deux entités sont appelées "noires" (ou "sombres") parce qu'elles n'interagissent pas avec la lumière et, de surcroît, parce que les scientifiques n'ont pas encore réussi à identifier leur mystérieuse nature.
Stéphanie Jaquet
Le voyage d'Euclid vu depuis la Terre
Le 12 juillet, du haut du Mauna Kea, sur l'une des îles d'Hawaï, le télescope Canada-France-Hawaii a capturé des images d'Euclid en chemin vers le point L2, voyageant à une distance d'environ 920'000 kilomètres de la Terre.
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La traînée du vaisseau spatial se déplaçant devant les étoiles en arrière-plan est visible dans cette séquence de 26 poses, de trois minutes chacune, dans le champ de vision du télescope de 3,6 mètres.
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La structure de la matière noire et l'influence de l'énergie sombre
VIS et NISP étudieront toute la partie du ciel dans laquelle l'Univers lointain est visible – celle qui n'est ni obscurcie par les étoiles et la poussière de notre propre Voie lactée, ni soumise à la lumière diffusée par la zone de poussière de notre propre Système solaire.
Il s'agit d'une vaste zone de ciel – environ un tiers! – à couvrir en six ans: c'est pourquoi les instruments ont de grands champs de vision, le VIS en particulier exigeant une résolution très fine pour mesurer la forme des galaxies. Les images seront traitées par le consortium Euclid, composé de plus de 2000 scientifiques, ainsi qu'ingénieuses et ingénieurs d'Europe, d'Amérique du Nord et du Japon, auquel appartiennent également les équipes VIS et NISP.
Après une analyse complexe et rigoureuse, la structure de la matière noire dans une grande partie de l'Univers et l'influence de l'énergie noire au fil du temps apparaîtront. Des superordinateurs à grande échelle seront utilisés pour comparer ce comportement avec les modèles théoriques et donc pour isoler la nature de ces composants "sombres" de l'Univers. Bien entendu, les astronomes utiliseront également l'énorme ressource que constituent les images Euclid – et les spectres NISP – dans de nombreuses autres recherches afin de faire progresser la compréhension de l'espace dans lequel nous vivons.
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"Il faudrait 700 ans à Hubble pour le même résultat"
Le professeur Stéphane Paltani est également revenu dans l'émission Forum sur les apports d'Euclid par rapport à son prédécesseur Hubble.
"Ce dernier est tout à fait capable de faire les mêmes observations qu'Euclid, mais sur une toute petite partie du ciel. Imaginez: si vous voulez couvrir un champ de vue d'Euclid avec Hubble, il faudrait une centaine de photos. Et comme Euclid va couvrir le ciel en sept ans, ça veut dire qu'il faudrait 700 ans à Hubble pour faire le même résultat", a-t-il expliqué.
Euclid pour la vitesse, James Webb pour la précision
Euclid permet donc d'observer une grande partie du ciel très rapidement. Quant au télescope lancé fin 2021 par la NASA (avec participation de l'ESA), James Webb, il est également limité à une petite portion de ciel à la fois. En revanche, son oeil est nettement plus perçant que celui de son ancêtre: il vise la précision.
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"Webb peut observer très loin dans le temps et zoomer dans les détails, Euclid peut aller vite et loin. En une seule observation, Euclid peut enregistrer les données d'une zone du ciel plus de cent fois plus grande que celle imagée par la caméra de Webb, NIRCam", résume l'ESA sur son site internet.