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L'étrange comportement d'une particule subatomique pourrait bouleverser la physique

Le projet Muon g-2 (prononcé "G moins deux") utilise les puissants accélérateurs du Fermilab pour explorer les interactions de particules à courte durée de vie appelées muons avec un champ magnétique puissant dans l'espace "vide". Les scientifiques savent que même dans le vide, l'espace n'est jamais vide mais rempli d'une mer invisible de particules virtuelles qui, conformément aux lois de la physique quantique, entrent et sortent de l'existence pendant des instants incroyablement courts. La présence et la nature de ces particules virtuelles peuvent être testées à l'aide de faisceaux de particules se déplaçant dans un champ magnétique. [US dpt of Energy - Fermilab]
L'étrange comportement d'une particule subatomique pourrait bouleverser la physique / La Matinale / 1 min. / le 4 septembre 2023
L'oscillation particulière du muon, une particule subatomique, lors d'une expérience menée dans un laboratoire américain, incite de plus en plus les scientifiques à penser qu'il manque quelque chose dans la compréhension de la physique – peut-être une particule ou une force inconnue.

Le 10 août, une équipe de recherche a annoncé de nouvelles découvertes sur le muon, une particule magnétique chargée négativement, semblable à son cousin l'électron mais environ 200 fois plus massive. C'était dans le cadre d'une expérience menée au laboratoire national Fermi du ministère américain de l'Énergie à Batavia, dans l'Illinois.

Le logo de la "Muon g-2 Theory Initiative" qui s'intéresse à l'oscillation de la particule atomique nommée muon. [cern.ch - Muon g-2 TI]
Le logo de la "Muon g-2 Theory Initiative" qui s'intéresse à l'oscillation de la particule atomique nommée muon. [cern.ch - Muon g-2 TI]

Ce projet, nommé Muon g-2 (prononcé "G moins deux") utilise les puissants accélérateurs du Fermilab pour explorer les interactions de particules à courte durée de vie appelées muons avec un champ magnétique puissant dans l'espace "vide". Les scientifiques savent que, même dans le vide, l'espace n'est jamais vide mais rempli d'une mer invisible de particules virtuelles qui, conformément aux lois de la physique quantique, entrent et sortent de l'existence pendant des instants incroyablement courts. La présence et la nature de ces particules virtuelles peuvent être testées à l'aide de faisceaux de particules se déplaçant dans un champ magnétique.

L'expérimentation a permis d'étudier l'oscillation des muons lorsqu'ils traversent ce champ magnétique. Comme l'électron, le muon possède un minuscule aimant interne qui le fait osciller – ou, techniquement parlant, "précéder" – comme l'axe d'une toupie lorsqu'il se trouve dans un champ magnétique.

Mais la vitesse de l'oscillation, telle qu'elle a été mesurée lors de l'expérience, variait considérablement par rapport aux prévisions du Modèle standard de la physique des particules, la théorie qui explique comment les éléments de base de la matière interagissent, sous l'effet des quatre forces fondamentales de l'Univers (lire encadré). Selon le physicien théorique Paul Dirac, le muon possède une valeur de "2" pour ce facteur d'oscillation appelé "g". Si l'expérience s'appelle "g-2", c'est parce que les scientifiques veulent mesurer la différence entre ce qui est prédit en théorie et ce qui est observé dans la réalité: en langage scientifique, il s'agit de l'étude du "moment dipolaire magnétique anormal du muon".

Écart entre prédictions et expériences

Les nouveaux résultats, qui s'appuient sur des données publiées en 2021, continuent de suggérer l'existence d'un facteur mystérieux, alors que chercheuses et chercheurs tentent d'élucider l'écart entre prédictions théoriques et résultats expérimentaux réels.

"Nous cherchons à savoir si le muon interagit avec quelque chose que nous ne connaissons pas. Il pourrait s'agir de n'importe quoi: de nouvelles particules, de nouvelles forces, de nouvelles dimensions, de nouvelles caractéristiques de l'espace-temps, de n'importe quoi", a déclaré Brendan Casey, scientifique principal au Fermilab et l'un des auteurs d'un article de recherche sur les résultats publiés dans la revue Physical Review Letters.

"J'aime la folie, alors j'aimerais qu'il s'agisse d'une violation de Lorentz ou d'une autre nouvelle propriété de l'espace-temps lui-même. Ce serait dingue et révolutionnaire", a ajouté Brendan Casey. Le physicien fait allusion à un principe appelé "invariance de Lorentz", selon lequel les lois de la physique sont les mêmes partout.

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"Oui, il est juste de dire que cela pourrait indiquer des particules ou des forces inconnues", remarque Rebecca Chislett, physicienne à l'University College London et coautrice de l'étude. "Actuellement, en raison des nouveaux résultats obtenus par la communauté des théoriciens, il est difficile de dire exactement quelle est la différence entre les deux – comportement prédit des muons et comportement observé –, mais théoriciennes et théoriciens travaillent d'arrache-pied pour résoudre ce problème.

Une théorie incomplète?

Le muon ne se comporte pas comme la théorie le prédit. Pour le professeur Tobias Golling, du département de physique des particules de l'Université de Genève, il y a deux possibilité pour expliquer l'écart observé: "Cela peut indiquer qu'on a de nouvelles particules qu'on n'a pas encore découvertes. C'est aussi lié à mon domaine de physique des particules avec le LHC, au CERN, le grand collisionneur de hadrons: là, on essaie de détecter de nouvelles particules comme on l'a fait il y a une dizaines d'années avec le boson de Higgs. On a cette sensibilité et l'écart peut indiquer que la théorie n'est pas bonne: il manque quelque chose", remarque-t-il au micro de RTSinfo.

>> Ecouter les explications complètes de Tobias Golling :

Tobias Golling, professeur associé de physique nucléaire et corpusculaire à l'Université de Genève. [UNIGE]UNIGE
Les explications complètes du prof. Tobias Golling (UNIGE) / Le Journal horaire / 13 min. / le 28 août 2023

"Notre théorie est magnifique et peut décrire toutes les particules fondamentales, mais elle ne peut décrire que 5% du contenu de l'Univers. Il manque la matière noire et l'énergie sombre. Donc nous avons une bonne raison de tester cette théorie. La deuxième raison pourrait être que la théorie, la prédiction, n'est pas bonne. Et, en effet, il y a deux camps de théoriciens qui essaient de prédire cette valeur 2, ou la correction sur cette valeur 2. Ils se basent sur d'autres mesures et font des extrapolations qui possèdent de grandes incertitudes. La deuxième initiative essaie de se baser sur la théorie pure et de calculs intenses informatiques. Le problème, c'est qu'il y a aussi un écart entre les deux prédictions".

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Des muons lancés à la vitesse de la lumière

L'expérience a été menée à moins 268 degrés Celsius. L'équipe de recherche a envoyé des faisceaux de muons dans un anneau de stockage magnétique supraconducteur en forme de donut mesurant quinze mètres de diamètre (voir photo en tête d'article). Lorsque les muons ont fait le tour de l'anneau à une vitesse proche de celle de la lumière, ils ont interagi avec d'autres particules subatomiques qui, telles de minuscules partenaires de danse, ont modifié leur oscillation.

Les résultats de 2021 montraient également une oscillation anormale. Les nouveaux résultats reposent sur une quantité de données quatre fois plus importante, ce qui renforce la confiance dans les conclusions: "Avec toutes ces nouvelles connaissances, le résultat est toujours en accord avec les résultats précédents, ce qui est extrêmement passionnant", s'enthousiasme Rebecca Chislett.

Si ce sont les muons qui sont utilisés, c'est parce que les scientifiques savent bien les mesurer: "On peut les produire raisonnablement facilement et on peut aussi les détecter facilement parce qu'ils ne se désintégrent pas tout de suite [ndlr. Ils ont une durée de vie de 2,2 microsecondes]. Il n'y a pas beaucoup de particules qu'on peut gérer de telle manière", remarque Tobias Golling.

D'autres expériences à mener

Les scientifiques espèrent annoncer leurs conclusions finales en utilisant toutes les données recueillies dans environ deux ans: "L'expérience mesure la vitesse de rotation des muons dans un champ magnétique. Le concept est simple. Mais pour atteindre la précision requise, il faut des années de construction de l'expérience et de collecte de données. Nous avons recueilli des données de 2018 à 2023. Le nouveau résultat est basé sur nos données de 2019 et 2020", note Brendan Casey.

Il y a quelque chose de très fondamental qui nous échappe, ce qui est très intrigant.

Brendan Casey, physicien au Fermilab, coauteur de l'étude sur la précession du muon

"Nous devons être patients, car nous avons besoin que les prédictions du Modèle standard nous rattrapent pour pouvoir exploiter au mieux nos données", ajoute-t-il. "Nous sommes également très perplexes parce qu'il existe différentes façons de prédire ce que notre expérience devrait voir et qu'elles ne concordent pas. Il y a donc quelque chose de très fondamental qui nous échappe, ce qui est très intrigant".

La question du muon à Berne

L'énigmatique muon sera au centre des discussions de spécialistes du domaine à l'Université de Berne, du 4 au 9 septembre, pour le sixième Atelier plénier de l'Initiative Théorie Muon g-2: une fois encore, les scientifiques travaillant dans la théorie et dans l'expérimentation confronteront leurs visions.

Les muons peuvent tester les particules et les interactions et également sonder le Modèle standard qui décrit notre Univers. Ce modèle ne semble pas complet: il ne réussit notamment pas à comprendre si et comment la gravitation agit aux toutes petites échelles, ni ne résout le mystère de l'expansion accélérée de l'Univers, dont se préoccupe aussi l'astrophysique: "Soit la théorie va nous guider – il y a des idées, comme la supersymétrie – ou une nouvelle direction est d'utiliser l'intelligence artificielle pour être guidés par les données", note Tobias Golling.

Le muon est peut-être une pièce importante pour l'avènement d'une nouvelle physique. Mais il est trop tôt pour le certifier car, notamment, il faut amasser plus de données et affiner la précision des mesures.

Stéphanie Jaquet et reuters

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Les quatre forces fondamentales de l'Univers

Les éléments de base de la matière interagissent selon quatre forces fondamentales. Celles-ci sont la force nucléaire forte, qui est responsable de la cohésion nucléaire; ses messagers sont les gluons, une sorte de colle atomique. Existe aussi la force nucléaire faible, responsable de certaines désintégrations radioactives, dont l'une qui explique la longue durée de notre Soleil.

La force la plus présente à notre niveau est l'électromagnétique: elle est responsable de la plupart des phénomènes qui nous entourent; ses messagers sont les photons. La quatrième force est celle de la gravité mais, au niveau des atomes, elle est négligeable face aux trois autres forces. Par conséquent, elle n'est pas prise en compte dans le Modèle standard de la physique des particules.

>> Les particules élémentaires : Modèle standard des particules élémentaires avec les trois générations de fermions (trois premières colonnes), les bosons de jauge (quatrième colonne) et le boson de Higgs (cinquième colonne). [CC 3.0/Wikimedia - MissMJ]
Modèle standard des particules élémentaires avec les trois générations de fermions (trois premières colonnes), les bosons de jauge (quatrième colonne) et le boson de Higgs (cinquième colonne). [CC 3.0/Wikimedia - MissMJ]

A noter aussi que le Modèle standard de la physique des particules – outre les fermions, les leptons, les quarks, etc. – décrit aussi une particule unique en son genre, le fameux boson de Higgs: il est la manifestation physique du mécanisme qui, au tout début de l'Univers, a fait apparaître les particules massives. En d'autres termes, il a donné une masse aux gaz issus du Big Bang. Sans le boson de Higgs, les particules ne se rencontreraient jamais et ne pourraient pas créer des protons et des neutrons qui, combinés aux électrons, forment la matière.

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