Les montres connectées pour enfants, ou quand des parents perturbent la classe
Elle fait parler d'elle depuis quelques années, mais désormais, c'est une réalité pour la plupart des enseignants du primaire. La montre connectée aux poignets des enfants dérange les cours, au point d'obliger certains établissements scolaires à rappeler les règles d'usage aux parents.
Après le Département de l'instruction fribourgeois, au printemps dernier, c'est au tour du Service de l'enseignement du Jura de rappeler aux parents que l'usage des montres connectées, aussi bien que des téléphones portables, est interdit en classe. "Depuis le début de l'année, on a rencontré un certain nombre de problèmes en classes avec les montres connectées et notamment celles pour les enfants. Pour nous, c'est quelque chose d'assez nouveau", explique Cyril Jeanbourquin, responsable numérique au Service de l'enseignement du Jura.
Écoutes discrètes des parents en classes
L'usage des montres connectées pour enfants est pourtant interdit dans la plupart des écoles de Suisse romande. Mais l'interdiction n'empêche pas certaines dérives. Parmi elles, la plus grave est certainement l'écoute discrète des parents durant les cours. "Certaines directions ont relaté le fait que des parents avaient écouté ce qu'il se passait en classe. Et ce n'est pas acceptable au niveau de la loi. Parce qu'on n'a pas demandé l'autorisation aux autres enfants, ni à l'enseignant, de pouvoir faire cette écoute", précise le responsable jurassien.
L'écoute discrète n'est pas le seul motif d'agacement. Il y a toute une série d'accrocs engendrés par ce phénomène, comme des parents qui appellent leur enfant durant les cours, et perturbent le déroulement de la classe. Ou alors ceux qui téléphonent, inquiets, à la direction de l'établissement, car le traçage de la montre dysfonctionne et lui indique que l'enfant se situe ailleurs qu'à l'école. Un membre de la direction doit alors vérifier que l'enfant se trouve bel et bien en classe.
"C'est un problème, parce que cela donne du travail à tout le monde. Il faut vérifier où sont les enfants à chaque seconde. Ça panique les parents, ça panique la direction, ça perturbe la classe… C'est un problème", soupire Cyril Jeanbourquin. Un problème, qui n'apporterait rien de bon aux enfants en termes d'éducation numérique. "Il ne s'agit que d'un moyen de surveillance pour les parents".
Condition pour marcher seul sur le chemin de l'école
Du côté des parents, la montre rassure. Elle offre le moyen aux enfants d'appeler une liste de numéros prédéfinie en cas de problème. Et surtout, elle permet de savoir en permanence où se trouve son chérubin.
A Corminboeuf (FR), Ananda Carrone ne regrette pas un seul instant l'achat qu'elle a fait pour sa fille Lara, âgée de 6 ans: "Elle voulait aller à l'école toute seule. Pour moi, la condition était qu'elle porte cette montre au bras. Grâce à ça, je me sens vraiment en sécurité, je peux être sûre qu'elle est arrivée à l'école", explique-t-elle.
Malgré les critiques qu'elle reçoit de la part d'autres parents envers cette surveillance jugée parfois excessive, Ananda n'en démord pas. D'autant qu'un incident, survenu il y a quelques jours, l'a confortée dans son choix. Des garçons plus grands ont enfermé sa fille dans l'une de ces anciennes cabines téléphoniques reconvertie en boîte à livre. "Lara m'a appelée en pleurs, me disant qu'elle était coincée. Cela m'a permis de la faire sortir, de la rassurer et d'intercepter les enfants concernés".
Cette maman assume l'image surprotectrice qu'elle donne peut-être auprès d'autres parents: "Je suis bileuse, c'est vrai". Mais ses angoisses ne l'ont jamais poussée à perturber l'école, assure-t-elle.
Faux sentiment de sécurité
Pour Niels Weber, psychothérapeute spécialisé en hyperconnectivité, cette montre connectée pour les enfants crée un faux sentiment de sécurité. "Le jour où il y aura un vrai problème, la montre connectée ne sera pas le bon réflexe. Soit elle ne fonctionne pas, où alors l'information arrivera trop tard, à un moment où le parent ne pourra pas intervenir".
Le bon réflexe, selon lui, c'est d'apprendre aux enfants à faire appel à d'autres ressources que les parents. Soit apprendre à l'enfant qui sont les adultes de confiance à l'école, ainsi que sur le chemin de l'école. Par exemple, le corps enseignant, ou le responsable du kiosque, qui se trouverait sur le chemin de l'école.
"Avec une montre connectée, c'est comme si les enfants avaient au bout de leur poignet leurs parents qui peuvent surveiller ce qu'ils font et qui peuvent intervenir dans leurs jeux, parfois dans leur bêtise aussi, mais aussi dans leurs expériences. Pour le développement des enfants, c'est une mauvaise idée. Les enfants ont besoin de ces espaces dans lesquels les parents ne sont pas là", assure le spécialiste.
Un espace sans les parents
Le chemin de l'école, espace de semi-liberté entre deux cadres bien définis, est un chemin qui permet aux enfants d'acquérir en autonomie. Et pour ce faire, il faut recréer un climat de confiance entre les parents et les autres adultes: "On observe une sorte de méfiance, où les enfants intègrent l'idée qu'en cas de problème à l'école, il faut appeler les parents plutôt que d'appeler les professeurs. Or, les parents ne sont pas la seule ressource", souligne Niels Weber.
Alors qu'une séparation devrait exister entre le champ des parents et celui des enseignants, "les deux champs viennent se contaminer. Pour le développement des enfants, ce n'est pas rassurant", prévient le psychologue.
Feriel Mestiri