Le célèbre paléontologue français Yves Coppens, décédé l'an dernier, avait cerné son émerveillement et son admiration pour le monde animal: il surnommait Emmanuelle Pouydebat "Emmanuelle au pays des merveilles".
Le père de Lucy l'australopithèque a eu une grande influence sur elle: "Un jour, j'ai vu Yves Coppens à la télévision lors d'une émission et le coup de foudre a été immédiat, tant pour lui que pour Lucy. Dans ma tête d'enfant, je la voyais comme une espèce d'ancêtre chimpanzé... un mélange de chimpanzé et d'humain", raconte-t-elle au micro de La Matinale. C'est ce qui l'a d'abord motivée à vouloir travailler sur les grands singes, l'utilisation d'outils et les origines de l'être humain.
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Toute petite, elle passait des heures dans le jardin de sa grand-mère "à observer des libellules et des coccinelles". Devenue biologiste, elle est aujourd'hui chercheuse au CNRS et au Muséum d'Histoire naturelle de Paris; elle vient de publier "Mes plus belles rencontres animales" chez Odile Jacob, où elle raconte une cinquantaine de face-à-face avec ces êtres qui la fascinent tant.
Garder son âme d'enfant
Son credo est de s'émerveiller de l'intelligence de la Nature pour mieux la préserver: "Je pense qu'il faut prendre le temps d'avoir la curiosité d'observer les animaux. J'ai travaillé sur une centaine d'espèces animales, parfois très éloignées – des gorilles, des éléphants, etc... –, mais on peut aussi s'émerveiller avec des libellules, des écureuils, près de chez soi. C'est aussi admirable. Et en admirant, on s'émerveille et en s'émerveillant, on aime et en aimant, on a envie de protéger".
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Pour elle, il faut prendre du plaisir à observer: "En regardant des corneilles, on peut voir qu'elles stockent leur nourriture, elles la cachent. Elles vont aussi lancer des noix sur la route, les voitures vont les écraser et elles vont récupérer le fruit ensuite. C'est une âme d'enfant qu'on peut garder en permanence en observant les animaux près de chez soi: je trouve ça toujours aussi beau, ça m'émerveille toujours autant."
On a tout à apprendre des animaux, dans tous les domaines: l'écologie, l'industrie, les transports
Il est difficile pour elle de choisir sa rencontre préférée ou la plus marquante avec un animal: "Honnêtement, elles m'ont toutes bouleversée. Celle qui m'a le plus choquée – dans le bon sens du terme – c'était en parc zoologique. Une maman gorille s'est rapprochée et s'est tournée vers moi pour me montrer son bébé qui venait de naître. Quand on sait que les gorilles, en général, vous évitent et évitent les regards, vous tournent le dos pour des questions d'apaisement social, voir cette maman venir et me présenter son bébé, ça m'avait vraiment bouleversée."
S'émerveiller, s'inspirer de la nature pour mieux la préserver, puisqu'il faut une raison égoïste pour la sauver, écrit-elle: "Le problème, c'est qu'on est obligé de justifier cette nécessité de protéger cette biodiversité qui décroît de manière assez dramatique, malheureusement. Puisqu'il faut une raison, puisqu'on en est là, je trouve extrêmement triste de voir qu'il y a entre deux et dix millions d'espèces animales et qu'il n'y en a que 10'000 qui sont décrites. C'est trois fois rien! Alors qu'on a tout à apprendre des animaux, dans tous les domaines: l'écologie, l'industrie, les transports. On peut vraiment utiliser leur performance et leur comportement pour nous améliorer."
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La bio-inspiration pour nous améliorer
Et d'ajouter que "la bio-inspiration peut être du gagnant-gagnant à la fois pour les industriels, les scientifiques et aussi, surtout, pour le vivant". La bio-inspiration, explique-t-elle, c'est de "s'inspirer des compétences, des comportements et des performances de la Nature pour progresser".
Elle donne plusieurs exemples: "Comment est-ce que, en observant et en étudiant des papillons morpho, ces sublimes papillons tropicaux, on peut améliorer les panneaux photovoltaïques? L'évolution des éléphants est un vrai mystère et les compétences, les performances, de leur trompe peuvent nous aider aujourd'hui à créer des robots industriels polyvalents qui permettraient de faire du transport d'objets en toute sécurité pour les personnes."
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En somme, quantifier les performances animales "pour essayer de proposer des solutions améliorées pour nous les humains". Emmanuelle Pouydebat explique encore que les chimpanzés sont "les rois de l'automédication": "Là où ils fabriquent leurs nids, il y a beaucoup moins de moustiques. On est en train de faire de l'extraction d'huile essentielle de certaines feuilles qui sont répulsives contre les moustiques grâce aux chimpanzés. Il y a encore tout à découvrir."
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"Il ne devrait pas y avoir de raison pour préserver la biodiversité. Préserver le vivant, c'est nous préserver nous aussi. C'est préserver la beauté de ce qui nous entoure et les rayons de soleil qui nous entourent en permanence quand on observe le monde animal. Mais puisque, semble-t-il, il faut des raisons, j'en cherche."
Les humains n'ont pas le monopole de l'intelligence
La biologiste aime parler d'intelligence concernant le règne animal, luttant depuis longtemps contre "la vision pyramidale imaginaire de l'évolution de l'intelligence, comme quoi les humains seraient les plus intelligents parce qu'ils auraient une espèce de monopole et de pouvoir sur le reste du vivant".
Et d'affirmer que les humains ne sont pas les meilleurs: "Il y a plein de domaines dans lesquels on n'excelle pas: la mémoire visuelle, la mémoire spatiale. Il y a des animaux qui font bien mieux que nous: les chimpanzés, mais aussi des petites fourmis tout simplement …enfin, tout complexement, parce que c'est tout sauf simple une fourmi!"
Il y a des domaines qui ont été sous-explorés dans le monde animal, comme tout ce qui est lié à l'altruisme, la coopération, l'empathie
Elle reconnaît que l'intelligence humaine est "incroyable dans sa diversité, mais il y a beaucoup de domaines où on n'est pas les meilleurs. Je lutte pour montrer cette diversité des intelligences animales. Il y en a beaucoup, que ce soit pour trouver la nourriture, pour se déplacer; il y a aussi des domaines qui ont été sous-explorés, comme tout ce qui est lié à l'altruisme, la coopération, l'empathie. Ça existe dans le monde animal et je trouve que, justement, ces liens avec les émotions ont été sous-étudiés et sont sous-représentés dans les études scientifiques".
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Les femelles ont aussi été bien moins étudiées dans le règne animal que les mâles: "C'est flagrant et vraiment dommageable car, pour comprendre l'évolution, on a besoin d'étudier les mâles et les femelles: il y a beaucoup de comportements et de morphologies associées qui covarient d'un sexe en fonction de l'autre."
Comme exemple, elle donne le canard et son pénis en tire-bouchon: "Pour lutter contre le viol, les femelles ont développé des vagins qui sont en tire-bouchon mais inversé. Si on n'étudie pas les deux organes, on ne peut pas comprendre ce qui se passe au niveau évolutif. Et c'est terrible et relativement anecdotique, mais quand on travaille sur des applications médicales, c'est extrêmement dommageable. On connaît beaucoup moins les femmes et les femelles que les hommes. Et cela crée vraiment des problèmes, tant sur le plan fondamental qu'appliqué."
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L'émerveillement comme démarche scientifique
Pour Emmanuelle Pouydebat, tout un chacun peut s'émerveiller et observer. La démarche scientifique peut aussi être faite d'émerveillement: "A force de vouloir lutter contre l'anthropomorphisme… Quand je travaille sur les orangs-outans, je ne me réveille pas orang-outan. Quand je travaille sur les perroquets, je ne me réveille pas perroquet. J'adorerais! Franchement, c'est un rêve absolu ça, mais ce n'est pas le cas. De toute façon, de fait, les scientifiques font de l'anthropomorphisme. Moi, je trouve qu'on est passé à côté de rencontres avec les autres animaux qui sont sujets à émotion et émerveillement parce que ce qu'on découvre sur nous, on le découvre sur eux."
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"J'ai vécu des choses incroyables avec ces animaux et je pense que, effectivement, cet émerveillement doit être au cœur des sciences. Ce sont ces émotions et cet émerveillement qui m'ont fait me poser des questions. Est-ce qu'on n'a pas sous-estimé les émotions des animaux? Est-ce qu'on n'a pas sous-estimé leur empathie, leur altruisme, leur capacité à communiquer avec nous?"
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"A force de vouloir mettre trop de méthodologie et de distance avec les animaux, finalement, on est passé à côté de certaines choses. Donc je revendique ce contact qu'on doit avoir avec eux: essayer d'échanger avec eux pour, justement, avoir des nouvelles questions scientifiques qui vont émerger".
Interview radio: Pietro Bugnon
Article web: Stéphanie Jaquet