L'instrument astronomique a été lancé le 1er juillet depuis Cap Canaveral. Arrivé au point Lagrange 2, lieu d'observation situé à 1,5 million de kilomètres de la Terre, Euclid va cartographier un tiers du ciel pour accomplir sa mission cosmologique: comprendre ce que sont la matière et l'énergie sombres et pourquoi l'Univers a repris une expansion accélérée il y a quelque 5 milliards d'années.
"Ces images sont vraiment un jalon pour la science européenne et la collaboration scientifique mondiale", a expliqué Josef Aeschbacher au Centre européen des opérations spatiales à Darmstadt, en Allemagne, durant la conférence de presse de l'ESA, dont il est le directeur général. Des images "stupéfiantes et inspirantes qui nous rappellent pourquoi il est essentiel d'aller dans l'espace pour en apprendre davantage sur les mystères de l'Univers".
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Ce mardi, l'agence publie en effet cinq époustouflants clichés en couleur, d'une précision fantastique, qui réjouissent les scientifiques: "Leur qualité est optimale, c'est vraiment ce que l'on attendait de ce télescope", s'enthousiasme l'astrophysicien Stéphane Paltani, professeur à l'Université de Genève.
"Ce sont a priori les seules images de notre galaxie qu'Euclid va faire", rappelle-t-il par téléphone avec RTSinfo. "Ces prises de vue ont été réalisées pour démontrer au grand public ce que ce télescope sait faire. Avec ses nébuleuses, ses galaxies vues dans l'infrarouge, ses étoiles, elles pourront aussi servir à faire de la physique galactique et stellaire".
Les clichés utiles à la cosmologie seront révélés plus tard, en même temps que les premières études scientifiques: "Nous devons encore faire plein de choses: implémenter des corrections, affiner les algorithmes de traitement, comprendre les défauts des images et comment les corriger... A l'Observatoire de Genève, nous utilisons les couleurs pour voir les redshifts, soit les décalages vers le rouge, ce qui nous permet de mesurer les distances des galaxies".
Et tout ceci est en cours: les scientifiques sont en train mesurer l'éclat des sources lumineuses afin de trouver les galaxies et les cataloguer. "Pour la cosmologie, nous utiliserons 30'000 images de la partie qui se trouve hors de notre galaxie!", se réjouit par mail Martin Kunz, professeur d'astrophysique à l'Université de Genève, responsable pour la Suisse d'Euclid.
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L'Amas de Persée
Persée est l'une des structures les plus massives connues dans l'Univers, Située à "seulement" 240 millions d'années-lumière de la Terre, elle contient des milliers de galaxies, immergées dans un vaste nuage de gaz chaud.
Cet incroyable cliché, dont le niveau de détails est sans précédent, est une révolution pour l'astronomie: il montre mille galaxies appartenant à cet amas et plus de 100'000 autres plus éloignées, en arrière-plan, chacune contenant jusqu'à des centaines de milliards d'étoiles.
Un grand nombre de ces galaxies peu lumineuses n'avaient jamais été observées auparavant: certaines sont si éloignées que leur lumière a mis 10 milliards d'années pour nous parvenir. En cartographiant leur distribution et leur forme, les cosmologistes pourront en savoir plus sur la manière dont la matière noire a façonné l'Univers que nous observons aujourd'hui.
Les astronomes ont démontré que les amas de galaxies comme Persée ne peuvent s'être formés que si la matière noire est présente dans l'Univers: "S'il n'y avait pas de matière noire, les galaxies seraient réparties uniformément dans l'Univers", explique Jean-Charles Cuillandre, du CEA Paris-Saclay (France), membre du consortium Euclid, dans un communiqué de l'ESA.
Sous l'effet de la gravité, la matière noire forme des structures filamentaires souvent appelées "toile cosmique". Les points de croisement entre les filaments de matière noire amènent les galaxies à se rapprocher les unes des autres, créant ainsi un amas. La toile cosmique imprègne l'ensemble de l'Univers, et des structures similaires sont observées bien au-delà de Persée, jusqu'à une distance d'au moins 12 millions d'années-lumière.
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De nombreuses galaxies de cet amas sont déjà connues, mais les astronomes s'intéressent aux petites galaxies qui n'étaient pas visibles sur les images d'autres télescopes: "Nous voulons voir les galaxies extrêmement faibles et petites, appelées galaxies naines. Elles sont dominées par de vieilles étoiles qui brillent dans l'infrarouge. Selon les simulations cosmologiques, l'Univers devrait en contenir beaucoup plus que celles que nous avons trouvées jusqu'à présent. Avec Euclid, nous pourrons voir ces galaxies naines, si elles sont aussi nombreuses que prévu", remarque Jean-Charles Cuillandre.
Les astronomes souhaitent également étudier la forme de ces galaxies peu lumineuses au sein de l'amas et en arrière-plan, car leurs distorsions apparentes renseignent les scientifiques sur la répartition de la matière noire au sein de l'amas et dans l'ensemble de l'Univers. Cet effet est appelé "lentille faible".
Sur cette image sont visibles plus de 100'000 galaxies au-delà de l'amas de Persée, dont plus de 50'000 peuvent être utilisées pour étudier l'effet de lentille faible. L'ensemble du relevé du ciel d'Euclid sera 30'000 fois plus grand que ce cliché, ce qui signifie que des milliards de galaxies seront imagées.
Une autre caractéristique importante de l'image est la faible lumière entre les galaxies au cœur de l'amas. Cette lumière est causée par des étoiles flottantes, conséquence de l'interaction des galaxies entre elles. En étudiant cette lumière intra-amas, les scientifiques peuvent retracer son histoire. Elle montre également comment la matière noire est répartie.
Euclid observera de nombreux amas de galaxies comme Persée, tous répartis le long du réseau cosmique de matière noire et fournissant ainsi une vue en trois dimensions de la répartition de la matière noire dans notre Univers. La carte de répartition des galaxies dans le temps cosmique renseignera aussi les spécialistes sur l'énergie noire, qui accélère l'expansion de l'Univers.
La Nébuleuse de la Tête de Cheval
Cette vue panoramique spectaculaire et détaillée montre la Nébuleuse de la Tête de Cheval, également connue sous le nom de Barnard 33; elle fait partie de la constellation d'Orion. Dans la nouvelle observation d'Euclid de cette pouponnière stellaire, les scientifiques espèrent trouver de nombreuses planètes de la masse de Jupiter, peu lumineuses et jamais vues auparavant, dans leur enfance céleste, ainsi que de jeunes naines brunes et des étoiles naissantes.
Située à environ 1375 années-lumière de la Terre, la Tête de Cheval – ce nuage sombre bien reconnaissable – est la région de formation d'étoiles géantes la plus proche de la Terre. Elle se trouve juste au sud de l'étoile Alnitak, la plus orientale de la célèbre ceinture de trois étoiles d'Orion, et fait partie du vaste nuage moléculaire d'Orion.
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De nombreux autres télescopes ont pris des images de cette nébuleuse, mais aucun n'est capable de créer une vue aussi nette et large en une seule observation. Euclid a capturé la Tête de Cheval en une heure environ, ce qui montre la capacité de la mission à prendre très rapidement des images détaillées d'une zone du ciel sans précédent.
La galaxie spirale IC 342
L'une des premières galaxies observées par Euclid est surnommée la "galaxie cachée"; elle est également connue sous le nom de IC 342 ou Caldwell 5. Elle est difficile à observer car elle se trouve derrière le disque animé de notre Voie lactée, et que la poussière, le gaz et les étoiles obscurcissent notre vue.
Euclid a utilisé son instrument dans le proche infrarouge pour regarder à travers la poussière et mesurer la lumière des nombreuses étoiles froides et de faible masse qui dominent la masse de la galaxie. Des milliards de galaxies seront capturées par Euclid au cours de sa durée de vie, ce qui permettra de révéler l'influence cachée que la matière et l'énergie sombres exercent sur elles.
"Cette image peut sembler normale, comme si tous les télescopes pouvaient produire une telle image, mais ce n'est pas le cas. Ce qui est si spécial ici, c'est que nous avons une vue large couvrant toute la galaxie, mais nous pouvons aussi zoomer pour distinguer les étoiles individuelles et les amas d'étoiles", explique Leslie Hunt, scientifique du consortium Euclid à l'Institut national d'astrophysique en Italie, au nom d'une équipe plus large qui travaille à la présentation des galaxies imagées par Euclid. "Cela permet de retracer l'histoire de la formation des étoiles et de mieux comprendre comment elles se sont formées et ont évolué au cours de la vie de la galaxie".
IC 342 est située à environ 11 millions d'années-lumière de la Terre, tout près – en distance astronomique! – de notre propre galaxie. Elle est aussi grande que la pleine Lune dans le ciel.
En tant que galaxie spirale, elle est considérée comme un sosie de la Voie lactée: "Il est difficile d'étudier notre propre galaxie, car nous nous trouvons à l'intérieur et ne pouvons la voir que de loin. En étudiant des galaxies comme IC 342, nous pouvons donc en apprendre beaucoup sur des galaxies comme la nôtre", ajoute Leslie Hunt.
Euclid n'est pas le premier à observer la galaxie cachée. Le télescope spatial Hubble de la NASA et de l'ESA a déjà photographié son noyau. Mais jusqu'à présent, il était impossible d'étudier l'histoire de la formation des étoiles dans l'ensemble de la galaxie. En outre, les scientifiques ont déjà repéré de nombreux amas globulaires sur cette image, dont certains n'avaient jamais été identifiés auparavant.
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La galaxie irrégulière NGC 6822
Pour créer une carte en 3D de l'Univers, Euclid observera la lumière des galaxies jusqu'à 10 milliards d'années-lumière. La plupart de celles de l'Univers primitif ne ressemblent pas à une spirale bien ordonnée, mais sont irrégulières et petites; elles sont les éléments constitutifs de galaxies plus grandes, comme la nôtre.
L'image est parsemée de nombreuses étoiles, dont la plupart ne sont visibles qu'en pointillés. D'autres, sous la forme d'un rond régulier, se pressent au centre de l'image. Le centre de la galaxie apparaît plus blanc et les bords plus jaunes. La couleur des étoiles varie du bleu au blanc en passant par le jaune et le rouge, sur un fond d'espace noir. Les étoiles bleues sont plus jeunes et les rouges plus vieilles.
Cette première galaxie naine irrégulière observée par Euclid s'appelle NGC 6822 et se trouve à proximité, à seulement 1,6 million d'années-lumière de la Terre. Elle fait partie du même amas de galaxies que la Voie lactée – appelé Groupe local – et a été découverte en 1884. En 1925, Edwin Hubble a été le premier à identifier NGC 6822 comme un "système stellaire éloigné", bien au-delà de la Voie lactée.
Depuis, NGC 6822, aussi également nommée la galaxie de Barnard, a été observé à de nombreuses reprises, et plus récemment par le télescope spatial James Webb (JWST) de la NASA/ESA/CSA.
Euclid est le premier télescope à capturer la galaxie entière et ses environs en haute résolution en une heure environ, ce qui ne serait pas possible avec des télescopes au sol, car l'atmosphère empêche cette netteté. Le JWST, pour sa part, produit des images très détaillées de petites parties du ciel uniquement.
Un aspect intéressant de cette galaxie est que ses étoiles contiennent de faibles quantités d'éléments autres que l'hydrogène et l'hélium: des éléments "métalliques", plus lourds, sont produits par les étoiles au cours de leur vie et ne sont donc pas très courants dans l'Univers primitif, soit avant que la première génération d'étoiles ne soit née, ait vécu et soit morte.
"En étudiant des galaxies à faible métallicité comme NGC 6822 dans notre propre voisinage galactique, nous pouvons apprendre comment les galaxies ont évolué au début de l'Univers", souligne Leslie Hunt.
Outre l'étude de l'histoire de la formation stellaire de cette galaxie, qui peut désormais être réalisée grâce aux informations sur les couleurs fournies par l'instrument proche infrarouge d'Euclid et à son large champ de vision, les scientifiques ont déjà repéré de nombreux amas d'étoiles globulaires dans cette image, qui révèlent des indices sur la façon dont la galaxie a été assemblée.
Les amas globulaires sont des collections de centaines de milliers d'étoiles maintenues ensemble par la gravité. Ils comptent parmi les objets les plus anciens de l'Univers et la plupart de leurs étoiles se sont formées à partir du même nuage. C'est pourquoi ils constituent les "archives fossiles" des premiers épisodes de formation stellaire de leurs galaxies hôtes.
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L'amas globulaire NGC 6397
Situé à environ 7800 années-lumière de la Terre, NGC 6397 est le deuxième amas globulaire le plus proche de nous. Avec d'autres amas globulaires, il orbite dans le disque de la Voie lactée, où se trouve la majorité des étoiles.
Les amas globulaires sont des collections de centaines de milliers d'étoiles maintenues ensemble par la gravité. Ils font partie des objets les plus anciens de l'Univers; ils contiennent de nombreux indices sur l'histoire et l'évolution de leurs galaxies hôtes, comme ici la Voie lactée.
Le problème est qu'il est généralement difficile d'observer un amas globulaire entier en une seule séance. Leur centre contient de nombreuses étoiles, si nombreuses que les plus brillantes "noient" les plus faibles. Leurs régions extérieures s'étendent sur une grande distance et contiennent principalement des étoiles de faible masse et de faible luminosité. Ce sont ces dernières qui peuvent nous renseigner sur les interactions antérieures avec la Voie lactée.
"Actuellement, aucun autre télescope qu'Euclid ne peut observer l'ensemble de l'amas globulaire et, en même temps, distinguer ses membres stellaires peu lumineux dans les régions extérieures d'autres sources cosmiques", explique Davide Massari, scientifique du consortium Euclid à l'Institut national d'astrophysique en Italie dans un communiqué de l'ESA.
Par exemple, Hubble a observé en détail le noyau de NGC 6397, mais il faudrait beaucoup de temps d'observation pour cartographier la périphérie de l'amas, ce qu'Euclid peut faire en une heure seulement. La mission Gaia de l'ESA peut suivre le mouvement des amas globulaires, mais ne peut pas dire ce qui se passe avec les étoiles très peu lumineuses. Quant aux télescopes terrestres, ils peuvent couvrir un champ plus large, mais avec une profondeur et une résolution moindres, de sorte qu'ils ne peuvent pas distinguer entièrement les périphéries peu lumineuses.
Les scientifiques vont rechercher des "queues de marée" dans les amas globulaires, soit une traînée d'étoiles qui s'étend bien au-delà de l'amas en raison d'une interaction antérieure avec une galaxie: "Nous nous attendons à ce que tous les amas globulaires de la Voie lactée en soient pourvus, mais jusqu'à présent, nous n'en avons observé qu'autour de quelques-uns", souligne Davide Massari. "S'il n'y a pas de queue de marée, il pourrait y avoir un halo de matière noire autour de l'amas globulaire, empêchant les étoiles extérieures de s'échapper. Mais nous n'en attendons pas autour d'objets de petite taille comme les amas globulaires, seulement autour de structures plus grandes comme les galaxies naines ou la Voie lactée elle-même."
Si des queues de marée sont trouvées pour NGC 6397 et d'autres amas globulaires dans la Voie lactée, cela permettra de calculer très précisément la façon dont les amas orbitent autour de notre galaxie: "Cela nous permettra de savoir comment la matière noire est distribuée dans la Voie lactée", ajoute l'astrophysicien.
Grâce aux observations d'Euclid, les équipes de recherche souhaitent également déterminer l'âge des amas globulaires, étudier les propriétés chimiques de leurs populations stellaires et les étoiles naines ultra-froides, les membres les moins massifs de l'amas.
Stéphanie Jaquet et les agences