Paul Wohrer: "L'Europe ne doit pas devenir dépendante d'un autre dans la course à l'espace"
L'Europe de l'espace a fait l'actualité cette semaine. Lors d'un sommet à Séville, les pays membres de l'Agence spatiale européenne (ESA), dont la Suisse, se sont mis d'accord lundi pour financer la nouvelle fusée Ariane 6.
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Mardi ont été révélées les premières images prises par le télescope spatial européen Euclid, un instrument qui doit aider à comprendre l'un des plus grands mystères de l'Univers, celui de la matière et de l'énergie noires.
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Mais ce premier succès du télescope spatial européen n'occulte pas une réalité: Euclid a été lancé en juillet par une fusée américaine de SpaceX, parce que les Européens n'ont plus d'accès autonome à l'espace pour l'instant.
"Tous les problèmes en même temps"
"C'est un enchaînement d'événements économiques, géopolitiques et techniques", justifie mercredi dans Tout un Monde Paul Wohrer, chercheur à l’Institut Français des Relations Internationales (IFRI). Il rappelle d'abord qu'il y a un an et demi, l'Europe disposait de trois lanceurs: Ariane, le russe Soyouz et l'italien Vega.
"Mais Ariane 5 est arrivée au bout de sa vie opérationnelle et le programme Ariane 6, motivé évidemment par la concurrence très intense de l'américain SpaceX, a pris du retard. Il y a donc eu un problème de jonction entre ces deux programmes," explique-t-il, en rappelant qu'une date de premier vol pourrait toutefois être fixée fin novembre.
Le socle des activités spatiales est essentiellement constitué d'activités gouvernementales, que ce soit pour des satellites scientifiques ou militaires.
"Les activités de Soyouz ont, elles, été complètement arrêtées en février 2022 avec le déclenchement de la guerre en Ukraine. Et Vega a subi un échec en décembre 2022, forçant à changer le design de ce lanceur qui ne repartira pas avant fin 2024. On a donc eu tous les problèmes possibles et imaginables en même temps et on se retrouve aujourd'hui dans cette situation qui devrait durer quelques mois."
Manque de demandes gouvernementales
Autre problème souligné par le chercheur, la faiblesse de la demande institutionnelle européenne, par exemple pour des satellites militaires ou gouvernementaux, en comparaison à la Chine ou aux Etats-Unis: "L'Europe a développé toutes ses capacités de lanceurs sur l'essor du marché commercial de la télévision par satellite. Or, c'est un marché qui ne fonctionne plus aussi bien qu'auparavant, car le socle des activités spatiales est essentiellement constitué d'activités gouvernementales, que ce soit pour des satellites scientifiques ou militaires."
Et quand il y a une volonté politique, par exemple avec le satellite Copernicus pour l'étude du climat, Paul Wohrer relève que les Européens sont pénalisés parce que, paradoxalement, trop efficaces. "La demande en termes de nombre de satellites n'est pas énorme, puisque les produits développés par l'industrie spatiale européenne sont extrêmement sophistiqués et ne nécessitent pas d'en envoyer des dizaines ou des centaines."
Ambitions nationales
Enfin, un dernier frein rencontré par l'Agence spatiale européenne se manifeste dans les ambitions nationales des pays membres de l'ESA, par exemple l'Italie avec sa fusée Vega ou l'Allemagne et son programme de mini-lanceurs. "Il y a effectivement des signaux faibles qui semblent indiquer une volonté de la part de certains pays d'avoir des programmes nationaux un peu plus ambitieux. Mais ça illustre surtout ce manque d'un projet politique solide, cohérent et consensuel au niveau européen."
Et pour Paul Wohrer, le secteur spatial européen doit assurer son indépendance: "L'espace sera un terrain de compétition géopolitique important dans les années à venir, notamment au niveau militaire. Il y aura aussi potentiellement l'émergence de plus d'opportunités commerciales qu'il ne faudra pas rater. Et surtout, il ne faudra pas devenir dépendant d'un partenaire ou d'un autre", conclut-il.
Propos recueillis par Eric Guevara-Frey
Texte web: Victorien Kissling