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Asma Mhalla: "Les géants de la tech ont une aversion idéologique assez viscérale pour la démocratie"

"Les géants de la tech ont une aversion idéologique assez viscérale pour la démocratie." [Reuters - Dado Ruvic]
Asma Mhalla: les bonnes questions pour les bons débats face à l'accélération technologique / Tout un monde / 12 min. / le 4 mars 2024
L'accélération technologique est l'un des sujets les plus discutés des dernières années. Mais pour la politologue Asma Mhalla, il l'est trop souvent sous un angle technique, ce qui empêche de mesurer les enjeux politiques qui entourent les géants numériques. Selon elle, c'est la démocratie qui est en jeu.

Spécialiste des enjeux politiques et géopolitiques, de la technologie et de l'intelligence artificielle, Asma Mhalla a publié mi-février "Technopolitique: Comment la technologie fait de nous des soldats" (Seuil), un essai dans lequel elle invite à garder la tête froide face à l'accélération technologique, à poser les bonnes questions et à mener les bons débats.

Selon elle, les discussions et les analyses sur ce sujet, en particulier celles autour de l'intelligence artificielle, sont trop souvent faites sous un angle technique ou moral. "C'est ce qui m'a frappée ces deux dernières années et c'est l'une des motivations [de ce livre]", explique-t-elle lundi dans l'émission Tout un monde.

Acteurs (géo-)politiques, idéologiques et militaires

Le livre d'Asma Mhalla, publié le 12 février 2024.
Le livre d'Asma Mhalla, publié le 12 février 2024.

"À chaque fois, ce sont des espèces de jugements à l'emporte-pièce qui masquent d'une certaine façon les questions de fond", des "analyses trop à chaud, trop dans le commentaire", qui ne vont jamais à l'essentiel, poursuit la politologue. "Et l'essentiel dans la question technologique, en réalité, n'est pas la technique: c'est le politique!"

Car contrairement à l'idée fréquemment admise, les géants technologiques ne sont pas de simples entreprises dont la seule motivation est la recherche de rentabilité financière. Ainsi, la "bonne question" à poser, d'après elle, est celle des acteurs: "Qui conçoit ces outils, qui en fait un système et impose sa vision du monde et ses valeurs?"

Asma Mhalla se dit convaincue qu'ils doivent être analysés comme des "entités hybrides", qui ont "le statut juridique d'entreprises privées mais qui sont aussi des acteurs politiques, géopolitiques, idéologiques et militaires." Ces nouvelles entités "percutent" les grilles d'analyse traditionnelles, estime-t-elle. "Elles ne sont pas des acteurs parmi d'autres dans le système économique contemporain, elles sont l'infrastructure informationnelle, l'infra-système à partir duquel se déploie" toute la "nouvelle civilisation" du 21e siècle.

La menace d'un "complexe techno-militaire"

Asma Mhalla est membre du LAP (Laboratoire d'Anthropologie Politique) de l'EHESS/CNRS et enseignante à Columbia GC, Sciences Po et l’École Polytechnique.
Asma Mhalla est enseignante à Columbia GC, Sciences Po et l’École Polytechnique.

Or, certains de leurs principaux pilotes - comme Peter Thiel, Elon Musk ou Sam Altman - ont une vision politique très marquée. "En réalité, ils ont tous un point commun: une espèce d'aversion assez viscérale et idéologique pour la démocratie. Dans leur pensée, la démocratie est perçue comme une dictature de la moyenne, des médiocres, et donc comme un frein à leur génie universel", estime Asma Mhalla.

Leur rapport à l'Etat est plus ambigu, car les Etats sont un de leurs principaux marchés, et un marché "parfaitement stable", souligne la politologue. Dans ces conditions, elle dénonce l'émergence - principalement aux Etats-Unis - d'un "complexe techno-militaire" susceptible de menacer les droits fondamentaux.

Il faut toutefois "prendre beaucoup de pincettes" sur ce sujet, car "l'intentionnalité n'est pas claire", tempère-t-elle.

"Dépolitisation" inquiétante du débat public

Pour elle, il faut aujourd'hui questionner la responsabilité des contre-pouvoirs, au premier rang desquels figure la fabrique de l'information, qu'elle juge trop centrée sur la technique et pas assez sur le politique: "On a aujourd'hui une défiance et un malaise démocratique global en Occident. Et si la seule réponse qu'on oppose, c'est le fact-checking, on ne va pas s'en sortir", fustige-t-elle.

"C'est ça qui me fait peur, il y a une dépolitisation totale et globale de ces questions-là et plus généralement d'à peu près tout." Si bien qu'il devient difficile de construire un nouveau récit démocratique et un projet commun à opposer aux "Big Tech".

Propos recueillis par Eric Guevara-Frey

Texte web: Pierrik Jordan

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"Pour Elon Musk, ChatGPT véhicule les valeurs woke de la Silicon Valley"

Vendredi dernier, Elon Musk a attaqué en justice son ancien collègue Sam Altman, avec lequel il a co-fondé OpenAI. Il l'accuse d'avoir abandonné les objectifs originaux de l'entreprise et de mettre le profit financier avant le bien de l'humanité.

"C'est un peu l'hôpital qui se fout de la charité", sourit Asma Mhalla. "Mais plus sérieusement, ce qui est en train de se jouer fondamentalement, c'est une bataille culturelle aux États-Unis qui se cristallise autour de la question technologique", décrypte-t-elle.

Le premier point de discorde, "c'est que Musk pense réellement qu'on risque, à un moment donné, d'arriver à une super-intelligence qui [...] aurait une conscience d'elle-même et qui donc pourrait détruire l'humanité."

>> Lire à ce sujet : Elon Musk et des centaines d'experts réclament une pause dans l'IA

Et plus prosaïquement, il y a la bataille culturelle autour du progressisme: "Pour Musk, ChatGPT est un outil qui véhicule les valeurs woke de la Silicon Valley", explique la chercheuse. Il a d'ailleurs lancé son "anti-ChatGPT" baptisé Grok, censé contrebalancer les valeurs de son concurrent. "Et c'est un mouvement aujourd'hui dans la Silicon Valley, une partie de l'élite technologique est en train de pencher vers l'alt-right."