Avec suffisamment de temps, une chose improbable mais techniquement possible peut devenir probable. Voilà ce que dit cette proposition hypothétique qui a été utilisé au début du XXᵉ siècle par Emile Borel et Arthur Eddington: les deux scientifiques voulaient illustrer les échelles de temps implicites dans les fondements de la mécanique statistique.
Mais alors, un singe pourrait-il vraiment produire, par hasard, poésies et pièces de théâtre pouvant passer à la postérité? Deux mathématiciens australiens ont calculé que si tous les chimpanzés du monde disposaient de la durée de l'Univers, ils n'arriveraient "presque certainement" jamais à reproduire les œuvres du dramaturge britannique.
Les mathématiciens Stephen Woodcock et Jay Falletta de l'Université de technologie de Sydney (UTS) ont examiné le problème sous un autre angle dans leur étude publiée dans la revue Franklin Open cette semaine: "Le théorème des singes infinis ne prend en compte que la limite infinie, avec un nombre infini de singes ou une période de temps infinie pour leur travail", note le professeur associé Woodcock sur le site d'UTS.
"Nous avons décidé d'examiner la probabilité qu'une chaîne de lettres donnée soit tapée par un nombre fini de singes dans un laps de temps fini correspondant aux estimations de la durée de vie de notre Univers", précise-t-il.
Une frappe toute les secondes pendant 30 ans
Les deux scientifiques ont ainsi calculé ce que pourrait produire un singe tapant les touches d'un clavier de trente caractères – comportant toutes les lettres de la langue anglaise ainsi que la ponctuation la plus commune – au rythme d'une frappe par seconde pendant 30 ans.
Ils ont par ailleurs utilisé une durée théorique de l'Univers d'un gogol d'années, soit 10 000 000 000 000 000 000 000 000 000 000 000 000 000 000 000 000 000 000 000 000 000 000 000 000 000 000 000 000 000 000 000 000 000... c'est-à-dire le chiffre 1 suivi par cent zéros.
Les deux compères ont écarté des aspects triviaux de l'expérience, comme l'alimentation des singes ou leur moyen de survivre à l'extinction du Soleil, prévu dans quelques milliards d'années.
Selon leurs calculs, un seul singe aurait 5% de chances de taper au hasard le mot "banane" en y consacrant toute son existence. Un mot par ailleurs absent des 884'647 écrits par William Shakespeare dans toute son œuvre.
Travail de singe
Les mathématiciens ont voulu donner leur chance aux singes en "recrutant" des chimpanzés, le primate le plus proche de l'être humain. La population actuelle de chimpanzés dans le monde est estimée autour de 200'000 et l'étude a pris l'hypothèse qu'elle resterait stable jusqu'à la fin des temps.
Alas, poor ape, how thou sweat'st! Hélas, pauvre singe, comme tu transpires!
La conclusion est que même une telle force de travail serait bien insuffisante. Ses chances de réussite ne seraient "même pas d'une pour un million", a dit au New Scientist le co-auteur de l'étude Stephen Woodcock.
"Si chaque atome dans l'Univers était lui-même un univers", pour y répéter autant de fois l'expérience, "cela n'arriverait pas non plus", ajoute-t-il, sans hésiter. "Augmenter le nombre de chimpanzés ou leur vitesse de frappe de clavier n'y changerait rien", selon l'étude.
Avec ironie, elle a conclu que William Shakespeare en personne a pu répondre à la question de savoir si "le travail d'un singe pourrait vraiment remplacer l'effort humain comme source de savoir et de créativité", avec cette citation: "Hamlet, Acte 3, Scène 3, Ligne 87: 'Non'."
Stéphanie Jaquet et ats