La recherche suisse n'échappe pas au phénomène grandissant des retraits d'articles scientifiques
Le nombre de rétractations de papiers scientifiques dans le monde suit une courbe exponentielle depuis le début des années 2000, selon la base de données Retraction Watch, qui recense ces articles. En 2023, près de 10’000 publications ont été retirées, corrigées ou ont fait l’objet de préoccupations quant à leur qualité scientifique. Un record absolu.
La rétractation d’un papier scientifique n’est jamais anodine. Dans le processus scientifique, la publication d’un article est considérée comme un aboutissement (voir encadré) et les recherches qui s’appuient dessus avant sa remise en question ne sont ensuite pas nécessairement corrigées. Un article portant sur les cellules souches publié dans la prestigieuse revue Nature en 2002 et retiré cette année seulement a ainsi été cité près de 4500 fois entre-temps.
La recherche suisse n’est pas épargnée par ce phénomène, selon une analyse de la base de données Retraction Watch par la RTS. Le nombre de rétractations de recherches menées par des équipes suisses – y compris en collaboration internationale – suit une courbe similaire à la moyenne mondiale, pour un total de 304 rétractations depuis 1991. Plus de trois-quart des rétractations ont eu lieu au cours des dix dernières années. L’année 2022 a été la plus importante, avec 32 recherches concernées.
Il existe plusieurs "types" de rétractation. Premièrement, on trouve les articles purement et simplement retirés. Cela intervient dans près de trois quarts des cas helvétiques. Viennent ensuite les articles qui ont subi des corrections après publication. Certains font pour leur part l'objet de préoccupations quant à leur qualité scientifique. Ces deux types de rétractation représentent chacun un peu plus de 10% des cas. Finalement, trois papiers ont été "rétablis", après avoir été temporairement retirés pour des questions notamment de notice.
Beaucoup d'articles sur la santé
Pas moins de 143 rétractions, soit près de la moitié du corpus, concernent des recherches liées à la santé ou à la médecine. Cela ne surprend pas Guillaume Levrier, chercheur en sciences politiques spécialiste des biotechnologies et membre du réseau NanoBubbles, qui traque les erreurs et fraudes scientifiques.
"La recherche dans le domaine biomédical repose sur des modes d’administration de la preuve scientifique qui sont historiquement faciles à fausser et difficiles à invalider, à moins de falsifications grossières", commence par rappeler le chercheur.
"Nous ne détectons que les falsifications des gens qui falsifient mal. Modifier un graphique sur Photoshop va se voir assez facilement. Modifier les algorithmes qui récupèrent les données d’un instrument de mesure pour les falsifier avant qu'elles ne soient captées par un autre système pour générer le graphe est quasi indétectable."
Guillaume Levrier estime que le domaine biomédical n'est en réalité pas forcément plus touché que les autres. "Beaucoup d'études dans d’autres types de sciences, par exemple en sciences sociales, sont probablement problématiques. Ce sont des domaines qui publient moins, ont des pratiques méthodologiques et épistémologiques différentes et trichent potentiellement moins mal."
Plagiat de Jean-Paul II
La palme du nombre de rétractations suisses revient à un chercheur de l'Université de Lugano, avec six papiers retirés, sept corrigés et un faisant l'objet de préoccupations. La plupart des cas relèvent des questions de plagiat. Un billet de blog de Retraction Watch nous apprend que le chercheur en question a notamment plagié le pape Jean-Paul II dans un de ses papiers.
L'Université de Lugano a sanctionné son auteur en le suspendant un semestre en 2017. Il a depuis retrouvé sa place. D'autres articles ont été mis en cause entre-temps, mais l'Université de Lugano n'a pas estimé nécessaire de le sanctionner à nouveau. La dernière rétractation d'un de ses papiers remonte à 2019.
La pression à publier, omniprésente dans le monde scientifique, peut pousser à frauder. "Soit vous êtes un hyper publiant, vous voulez absolument publier, soit vous êtes incapable de vous élever à la hauteur des connaissances requises", expliquait dans l'émission 36.9° de la RTS Michelle Bergadaà, professeure de management à l’Université de Genève.
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Toutes les erreurs ne sont cependant pas intentionnelles et la majorité des chercheurs sont dans une démarche honnête. Mais si les fraudeurs sont peu nombreux, ils sont généralement prolifiques, remarque Solal Prielli, docteur en informatique, diplômé de lʹEPFL, qui traque les fraudes scientifiques lors de son temps libre. La majorité des erreurs qu'il découvre sont l'œuvre de fraudeurs.
Combinaison de raisons
Il est ainsi intéressant de s'attarder sur les raisons des rétractations des productions suisses, données qui sont également compilées par Retraction Watch. De nombreux critères sont pris en compte, allant de la simple erreur au problème éthique. On compte notamment 105 papiers avec des erreurs avérées (dans les données, dans les images, dans l'analyse) et 90 cas où le travail des scientifiques suscite des questions. On retrouve aussi 28 cas de plagiats ainsi que 18 falsifications.
La plupart du temps, la rétractation est motivée par une combinaison de raisons. On peut à ce titre citer une étude portant sur la récupération des patients ayant reçu de la kétamine lors d'opérations cardiaques, publiée en 2019, et à laquelle a participé une équipe de l'hôpital de Langenthal (BE). Elle a été retirée la même année pour violation éthique, manque d'autorisation et mauvaise conduite de l'enquête.
Les conséquences pour un chercheur dont l'article a été rétracté peuvent être très diverses. Cela dépend de la place qu'il occupe dans l'étude (de nombreuses recherches sont menées en collaboration avec une multitude d'équipes), de l'intentionnalité ou non de l'erreur et de sa gravité. Il n'existe ainsi pas de sanction type et les universités traitent ces situations au cas pas par cas.
Des revues prestigieuses
Parmi les revues qui comportent le plus de rétractations se trouvent de grands noms, qui ont une influence importante dans leur champ de recherche. La célèbre revue Science, avec 14 rétractations, est ainsi la deuxième revue à avoir publié le plus de recherches suisses qui ont fait l'objet de rétractations par la suite.
Cela ne préoccupe pas particulièrement Solal Prielli. "Je serais inquiet si Science ne retirait pas d'articles. Il est normal que des erreurs arrivent." Lonni Besançon, chercheur en visualisation de l'information à l'Université de Linköping, en Suède, et également spécialiste des erreurs scientifiques, porte un regard plus critique. "Je suis évidemment déçu de voir le nombre d'articles problématiques dans des revues même prestigieuses."
"Si des revues se targuent d'avoir un excellent processus de sélection et d'être prestigieuses, il est anormal que des études de mauvaise qualité ou complètement frauduleuses soient publiées", poursuit Lonni Besançon.
Protocoles en question
L'augmentation des rétractations de travaux suisses risque-t-elle de nuire à la crédibilité de la recherche helvétique? "J'ai envie de dire que non", ose Andreas Mortensen, vice-président associé pour la recherche de l'EPFL. Selon lui, le nombre de rétractations n'atteint pas des valeurs inquiétantes au regard du nombre d'articles publiés. "J'estime que cette augmentation témoigne surtout d'un accroissement de la rigueur en matière de publication scientifique."
Il serait faux de considérer la recherche suisse comme de moins en moins fiable, abonde Katharina Froom, membre de la Chambre des universités de swissuniversities et rectrice de l'Université de Fribourg. Au contraire, l'augmentation des rétractations peut, selon elle, être une preuve d'une certaine santé scientifique.
"Les rétractations peuvent être considérées comme un exemple de la manière dont fonctionne le système scientifique, comme le veut le principe ‘science is self-corrective’ [la science s'auto-corrige, ndlr]. D'une certaine manière, les rétractations peuvent jouer un rôle dans la visibilité des résultats négatifs." Katharina Froom note que la hausse des publications observée ces dernières années induit aussi mécaniquement une hausse des rétractations.
On peut néanmoins se demander si les protocoles de vérification des résultats avant publication ne devraient pas être renforcés, afin d'éliminer un maximum d'erreurs. Pour Andreas Mortensen, cela serait contre-productif: "le coût en travail et ralentissement serait bien supérieur au gain en rigueur."
De son côté, Katharina Froom explique que la question ne peut être réglée qu'au travers d'une coopération internationale. "Swissuniversities s'intègre dans des initiatives internationales, telles que DORA ou CoARA, qui visent à élargir les critères d’évaluation au-delà des indicateurs quantitatifs pour inclure, entre autres, l'Open Science et l'impact sociétal."
Antoine Schaub
Comment se passe le processus de publication?
Lorsqu'un chercheur réalise une découverte, il rédige un article et le soumet pour publication. Si la revue le juge intéressant, l'article est transmis au comité éditorial, composé de scientifiques reconnus. Ensuite, il passe un dernier filtre: il est confié à des relecteurs anonymes, spécialistes de la discipline. C'est le processus bien connu de la "relecture par les pairs". Si le contenu est jugé cohérent, pertinent et novateur, l'article sera publié. Ce processus prend généralement plusieurs mois.