Percer les mystères de l'Univers. Déterminer la nature de la matière sombre et de l’énergie sombre, encore inconnues mais qui composent 95% de l'Univers. Comprendre pourquoi, il n'est resté surtout que de la matière et plus d'antimatière, alors que ces entités auraient été créées de manière égale. Définir la masse du neutrino. Établir un profil encore plus fin du boson de Higgs, cette particule découverte en 2012, et qui sert de clef de voûte au Modèle Standard (lire encadré), le bel échafaudage érigé par les scientifiques pour expliquer toute la physique. Autant de questions auxquelles le nouvel accélérateur du CERN pourrait permettre de répondre: "Le FCC sera l'instrument le plus puissant jamais construit par l'Humanité pour étudier les lois de la Nature au niveau le plus fondamental", explique Fabiola Gianotti, directrice générale du CERN, lundi dans le 19h30 de la RTS.
Son nom est le Future Circular Collider, ou Futur Collisionneur Circulaire (FCC): une machine de 91 kilomètres de circonférence, à cheval sur la France et la Suisse, installée à 200 mètres sous terre en moyenne. Il s'agit d'un tunnel plus de trois fois plus grand que l'actuel collisionneur, le Large Hadron Collider (LHC), qui mesure 27 kilomètres. En surface sont prévus huit sites: quatre doivent permettre la construction de la machine en sous-sol et quatre autres verront l'installation de systèmes d'alimentation et de maintenance, pour l'eau, l'électricité, la ventilation, la cryogénie.
"Comme dans le LHC, le FCC aura quatre expériences, d'immenses détecteurs installés sur le tracé de l'accélérateur", explique Jean-Paul Burnet, responsable des infrastructures techniques du FCC. "Des collisions auront lieu dans ces détecteurs, de quoi recréer des mini Big-Bang. Et les couches du détecteur permettront de voir les particules secondaires issues de ces collisions." Et ainsi de répondre aux questions que se posent physiciennes et physiciens. L'avantage du FCC par rapport au LHC? Sa taille immense lui permettra – en deux phases de construction dont la première pourrait s'achever vers 2045 – d'atteindre des énergies de collisions de l'ordre de 100 TeV, soit huit à dix fois plus que le LHC. Et ainsi d'ausculter encore plus profondément les lois fondamentales de la physique.
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Bilan carbone, gravats et autres nuisances sur l'environnement
Si le monde de la physique attend cette machine avec impatience, son gigantisme fait sursauter d'autres personnes, comme plusieurs associations de défense de l'environnement et cela pour plusieurs raisons: "Le chantier gigantesque qui va devoir être mis sur pied aura un immense impact climatique", dit d'emblée Jean-Bernard Billeter, coordinateur de projet à l'Association Noé21.
Il précise n'être opposé ni au progrès ni à la recherche scientifique, mais d'argumenter: "La construction en béton du tunnel sera source d'émissions de gaz à effet de serre. Cela dit, aucune loi n'impose à un quelconque futur chantier, celui du FCC ou un autre, d'établir son bilan de CO2. Or nous l'avons établi, et avons estimé l'un dans l'autre que le FCC générera quelque 100 millions de tonnes d'équivalent de CO2" . Soit presqu'autant que ce qu'émet toute la Suisse chaque année, soit 112 millions de tonnes en 2021. Tout cela incluant, autre nuisance, le trafic routier qu'induira inévitablement la construction puis l’exploitation des sites du FCC.
Autre souci évoqué: les immenses quantités de gravats qui seront excavés. Entre huit et dix millions de tonnes, soit l'équivalent de deux fois les trois pyramides de Gizeh, au Caire, prises ensemble: "Alors que le Canton de Genève ne sait déjà plus quoi faire de ses déchets de chantier, et les exporte même en France, on se demande bien comment va faire le CERN pour évacuer ce qui sera surtout de la molasse", une roche inerte et inutilisable dans la construction. "Le CERN travaille actuellement sur des solutions pour les matériaux excavés", explique Jean-Paul Burnet: "Des programmes de recherches ont été lancés avec différents pays pour tenter de transformer la molasse en terre fertile, utilisable dans l'agriculture". Selon lui, un démonstrateur va être testé dès cette année.
Quant à l'impact sur l'environnement, il dépendra des installations en surface. Sur les sites des expériences, celles-ci seront parfois imposantes, du même ordre que celles qui existent pour le LHC: de hauts bâtiments de tôle, sur plusieurs hectares. Mais sur quatre sites, les installations de maintenance seront moins visibles. Comme à Choulex, petit village de la campagne genevoise, qui verrait l'un de ses champs accueillir le seul site de surface du FCC en Suisse, sur quatre hectares, entre bosquets riches de biodiversité et ruisseaux à batraciens. "L'objectif de cette étude de faisabilité est justement de minimiser cet impact", rétorque Fabiola Gianotti.
Une énorme consommation d'électricité
Mais plus que les grenouilles, c'est surtout la consommation énergétique du CERN avec le FCC qui inquiète opposantes et opposants: "Pour la transition énergétique, il s’agit de se passer des énergies fossiles. Cela veut dire qu'on aura des besoins accrus d'électricité. Débarque le CERN, qui dit: 'Cette électricité, nous, nous en prenons un gros paquet, de l’ordre de ce que fabrique annuellement une centrale nucléaire'. Cela, ce n'est pas acceptable. En fait, c'est irresponsable!" Entre 1,8 TWh/an, avec la première version du futur FCC, à 4 TWh/an à terme, avec la version la plus aboutie prévue vers 2070: c’est effectivement la consommation annuelle estimée d'un CERN hébergeant le FCC. En comparaison, celle du Canton de Genève dans son entier est de 2,7 TWh par an.
"L'extrapolation que nous avons faite est basée sur les technologies d'aujourd’hui", rétorque Fabiola Gianotti: "Mais on est en train de développer des technologies qui sont moins demandantes en termes d'énergie". Par ailleurs, "la consommation en énergie de l'Humanité ne peut qu'augmenter. J'espère donc que d'ici 2045, l'Humanité aura fait des progrès avec les énergies renouvelables, entre autres".
Connaissance et innovation
Le CERN le sait: l'institution a un important effort de communication et de conviction à mener pour justifier la nécessité de construire ce futur accélérateur, remarque Fabiola Gianotti: "Il faut convaincre les politiciens et le public en mettant en avant, tout d’abord, la connaissance: nous sommes des êtres humains intelligents, qui avons le droit et le devoir de comprendre comment les choses fonctionnent au niveau le plus fondamental, de nourrir la connaissance."
Autre argument: "La recherche fondamentale et les technologies que l'on développe ont un immense impact sur la société. On parle de la recherche fondamentale comme d'un 'moteur de l'innovation'. Pourquoi? Parce qu'elle stimule l'industrie à développer des technologies et à construire des instruments qui ne seraient pas mis au point si la recherche fondamentale n'était pas là". Des instruments utiles aujourd'hui par exemple dans les télécommunications – le web a été inventé au CERN –, la médecine – avec les thérapies utilisant des rayons de particules– ou les nouveaux matériaux. "On va découvrir une nouvelle science à laquelle nous n'avons même pas encore pensé", ajoute Michael Benedikt, responsable de l'étude de faisabilité du FCC durant la conférence de presse du CERN de lundi.
Du côté des coûts, le CERN les estime à quelque 15 milliards de francs: "Un montant qui sera largement pris sur les coûts de fonctionnement du CERN durant ces prochaines décennies", assure Fabiola Gianotti.
Reportage TV: Henri Guareschi et Olivier Dessibourg
Article web: Olivier Dessibourg / sjaq et l'ats
Le temps presse
Pour le CERN, le temps presse un peu. L'étude de faisabilité complète est attendue en 2025. Et la décision finale de se lancer ou non en 2028. Mais ces dates pourraient être avancées, car un autre pays est dans la course au premier accélérateur géant avec son propre projet: la Chine.
"Permettez-moi de souligner l'intérêt de ce genre de projets, car la Chine ne fait de choses si importantes que si elles ont des impacts scientifiques et socio-économiques", coupe Fabiola Gianotti. Or si la Chine réalise ce projet avant nous, cela veut dire que le leadership mondial dans la science fondamentale des accélérateurs, et les technologies associées, qui ont déjà un impact énorme sur la société, vont partir en Chine".
Est-ce là un problème? "Oui, je pense. Car le CERN doit être un élément de fierté pour le continent européen. Mais aussi justement parce que les technologies développées au CERN sont mises à disposition de l'Humanité. Si tel n'est pas le cas parce que ces technologies étaient développées ailleurs, seule une partie de l'Humanité en bénéficierait".
En deux temps
Le projet FCC s'articule en deux temps, avec d'abord en 2048 un collisionneur électron-positron – des particules légères – afin d'approfondir la physique du boson de Higgs et celle de l'interaction faible.
Il faudra attendre 2070 pour l'entrée en service du collisionneur proton-proton, dédié aux particules lourdes. Avec une cible d'énergie record de 100 milliards de milliards d'électronvolts (TeV), là où l'actuel LHC atteint 13,6 TeV.
Ce sera "la seule machine permettant de faire un grand bond dans l'étude de la matière", selon Fabiola Gianotti. Après huit ans d'étude, la configuration choisie parmi une centaine prévoit un anneau de 90,7 kilomètres de circonférence, plus de trois fois celui de l'actuel LHC, auquel il sera connecté.
Le démarrage des travaux est prévu pour 2033, avec un tunnel de 5,5 mètres de diamètre, passant à trente mètres sous le lit du Rhône, au moins cent mètres sous le fond du Léman, et jusqu'à plus de 500 mètres sous le plateau de la Borne, dans les Préalpes.
Puis viendra l'installation des équipements à partir de 2038 et notamment des deux principales expériences, avec des cavernes d'une hauteur atteignant 66 mètres pour accueillir les détecteurs de particules.
Les quatre forces fondamentales de l'Univers
Les éléments de base de la matière interagissent selon quatre forces fondamentales. Celles-ci sont la force nucléaire forte, qui est responsable de la cohésion nucléaire; ses messagers sont les gluons, une sorte de colle atomique. Existe aussi la force nucléaire faible, responsable de certaines désintégrations radioactives, dont l'une qui explique la longue durée de notre Soleil.
La force la plus présente à notre niveau est l'électromagnétique: elle est responsable de la plupart des phénomènes qui nous entourent; ses messagers sont les photons. La quatrième force est celle de la gravité mais, au niveau des atomes, elle est négligeable face aux trois autres forces. Par conséquent, elle n'est pas prise en compte dans le Modèle standard de la physique des particules.
>> Les particules élémentaires :A noter aussi que le Modèle standard de la physique des particules – outre les fermions, les leptons, les quarks, etc. – décrit aussi une particule unique en son genre, le fameux boson de Higgs: il est la manifestation physique du mécanisme qui, au tout début de l'Univers, a fait apparaître les particules massives. En d'autres termes, il a donné une masse aux gaz issus du Big Bang. Sans le boson de Higgs, les particules ne se rencontreraient jamais et ne pourraient pas créer des protons et des neutrons qui, combinés aux électrons, forment la matière.
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