Le bâtiment ne paie pas de mine. La banale façade de béton gris borde les travaux qui entourent le stade de football de l’équipe de Lugano, le Cornaredo. Une fois la porte passée, les bruits de chantiers s’estompent. Michele De Lorenzi, directeur adjoint du Centre national suisse de calcul scientifique, nous accueille sourire aux lèvres.
Car c’est un véritable bijou de technologie qu’il est en train de construire au premier étage de l’immeuble. Un véritable tour de force. C’est ici à Lugano qu’arrivent de discrets camions remplis d’un trésor parmi les plus recherchés du monde de l'intelligence artificielle.
L’objet de toutes les convoitises, ce sont les dernières cartes Grace Hopper du nouveau géant technologique Nvidia. Elles sont décrites comme les plus performantes pour le développement et le déploiement d'applications d'IA génératives. Leur technologie se base sur les dernières innovations en termes de smartphone.
Ces cartes sont livrées au compte-gouttes par camion, sous la surveillance étroite des assureurs. Et pour cause: impossible de trouver du stock, les prix s'envolent, 30 à 40’000 francs l'unité. Sur le papier, elles promettent de révolutionner le domaine en étant capables de former un modèle comme GPT-3 en seulement deux jours.
Une relation de confiance
Comment ces cartes se sont-elles retrouvées à Lugano? Tout commence il y a une dizaine d’années. Le Centre national doit construire son nouvel ordinateur, Piz Daint. Les techniciens font alors un choix audacieux, explique Maxime Martinasso, l'ingénieur chargé du nouveau superordinateur. Ils misent sur Nvidia et ses processeurs graphiques (GPU).
"Cette relation de confiance nous a permis aujourd'hui de prendre un autre risque avec ces vendeurs. Ils nous font confiance pour montrer au monde la capacité de leurs processeurs, la capacité de leur super computer", raconte Maxime Martinasso.
Le Centre national suisse de calcul scientifique est devenu une sorte de super testeur pour Nvidia. Une position enviée. Avec l’avènement des IA génératives, comme ChatGPT, l’entreprise est devenue une référence mondiale. Sa valorisation est passée de 1000 milliards de dollars à plus de 2000 milliards de dollars en seulement neuf mois. Elle se trouve désormais devant Amazon ou Google et sur les talons d’Apple.
Aider la science
Mais que peut-on faire avec ce nouveau superordinateur en construction? Réservés aux scientifiques, il doit permettre aux chercheurs suisses de faire des découvertes. Jean Favre s’est spécialisé dans la visualisation des données.
Il utilise la puissance de calcul pour transformer des données en images réalistes, pour offrir de nouvelles perspectives sur la compréhension des phénomènes comme la propagation du feu. "Derrière cette vidéo de flammes, il y a 10 milliards de points de calcul. On a calculé la convection, c'est-à-dire l'échange de température entre un milieu froid et un milieu chaud".
Cette démonstration doit permettre de mieux comprendre comment le feu fonctionne. Comment il se propage. Avec pour objectif de trouver de nouvelles façons de lutter contre les incendies. "On voit la dynamique du feu, mais il y a également la chimie du feu, c'est-à-dire les échanges entre l'oxygène et d'autres gaz dans l'air".
L’ordinateur doit également contribuer à améliorer les prévisions météo. MeteoSuisse devrait y transférer ses calculs cette année pour affiner ses modèles. L'ambition est également de pousser plus loin la compréhension des grands modèles d'intelligence artificielle, avec l'espoir de développer une IA générative suisse équivalente à ChatGPT.
De simples armoires
Pourtant, en entrant dans le bunker qui protège les ordinateurs, le visiteur va être déçu. Pas d’écrans, ni de souris, encore moins un Terminator. Ici, il n’y a qu’une série d’armoires et le bruit assourdissant des ventilateurs des anciens modèles, toujours en activité.
Car le nouveau modèle, lui, ne fera pas bruit. Exit, la soufflerie. Les processeurs seront refroidis directement par le lac de Lugano. L’eau est pompée au fond du lac à 6 degrés. Et c’est un étage entier de tuyauterie qui est nécessaire pour empêcher l’ordinateur de fondre.
En calculant, la température des processeurs monte jusqu’à 90 degrés. Imaginez donc 10'000 processeurs réunis au même endroit! Le refroidissement est indispensable. Mais le plus impressionnant avec ces superordinateurs, c’est la super consommation d’électricité.
Le centre est équipé de 17 transformateurs. A plein régime, c’est l’équivalent d’une ville de 25'000 habitants. "Aujourd’hui, la consommation correspond plutôt à un village de 4000-5000 habitants", explique Michele De Lorenzi, directeur adjoint du centre. A noter que toute l’électricité vient des usines hydroélectriques de la région.
Peur du quantique?
Une ombre plane également sur le projet. L’ordinateur quantique. La technologie se développe. Elle offre notamment des capacités de calculs exceptionnelles et elle permet de traiter rapidement des calculs d’une grande complexité. Au point de pouvoir, un jour briser les cryptages qui sécurisent nos ordinateurs.
Pour Michele De Lorenzi, il n’y a pas de concurrence entre les deux technologies. "Il y a des classes de problèmes qu’on pourra plus facilement résoudre avec des ordinateurs quantiques et d’autres pas. On peut imaginer dans le domaine de la chimie commencer un calcul en utilisant un ordinateur quantique, puis le terminer chez nous".
En attendant, la construction du superordinateur se poursuit au gré de l’arrivée des cartes Nvidia. Il sera officiellement inauguré le 14 septembre avec des journées portes ouvertes.
Pascal Wassmer
Les performances des superordinateurs suisses
Floating Point Operations Per Second, ou FLOPS, est une unité de mesure en informatique qui indique le nombre d'opérations en virgule flottante qu'un processeur ou un système informatique peut exécuter en une seconde. Plus le nombre de FLOPS est élevé, plus l'ordinateur est capable de traiter rapidement et efficacement des calculs complexes.
1950 : le Z4 a une performance de 1 FLOPS. Il fait un calcul par seconde. On pourrait le comparer à un grain de sable.
1992 : le NEC SX3 a une performance de 5.5 GFLOPS (GIGA-FLOPS). L’équivalent de 5 sachets de sable.
2002 : l’IBM SP4 a une performance de 2.3 TFLOPS (TERA-FLOPS). L’équivalent de 2 gros sacs de sable.
2016 : Le CRAY XC40 + XC50 a une performance de 25 PFLOPS (PETA-FLOPS). L’équivalent de 400 wagons de sable.
2024 : ALPS aura une performance qui s’approche de l’EFLOPS (EXA-FLOPS). L’équivalent de 2 bateaux cargos remplis de sable. 1'000'000'000'000'000'000 calculs en une seconde (1018).