L'arme miracle des Romains qui perforait les lignes ennemies

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Introduction

Il y a 2000 ans, alors qu'elle s'avançait dans les Alpes, l'armée romaine a rencontré une armée de guerriers locaux dans les Grisons. Les deux troupes étaient équipées de lances et d'épées, mais les légionnaires romains lançaient aussi des petits corps de plomb avec des frondes. Une arme qui aurait pu être décisive.

Chapitre 1
Les routes romaines à travers les Alpes

Cette histoire débute probablement autour de l'année 15 avant J.-C. Entre rochers escarpés, profondes gorges et prairies verdoyantes, non loin de l'actuel village de Savognin, dans les Grisons, des légionnaires romains font face à des troupes rhétiques de la tribu des Suanetes.

L'événement a pu être étudié grâce aux découvertes récentes réalisées sur cet ancien champ de bataille, près des gorges de Crap Ses, où des restes d'épées, de têtes de lance et des centaines de balles de fronde en plomb ont été retrouvées, ainsi qu'un camp militaire romain.

A cette époque, l’empereur Auguste, fils adoptif de Jules César, s'activait à l'expansion du tout nouvel Empire romain, fondé sur les ruines de la République (-509 av. J.-C. à -27 av. J.-C.) à la suite d'un siècle de guerres civiles (1er siècle av. J.-C.).

Le premier empereur des Romains voulait absolument conquérir la "Germania magna", c'est-à-dire les zones habitées par des tribus germaniques non encore romanisées ou soumises par César, que l'on retrouvait à l'époque entre l'est du Rhin et le nord du Danube. Une conquête qui impliquait de maîtriser la route directe traversant les Alpes rhétiques, explique à la télévision publique alémanique SRF le professeur Peter-Andrew Schwarz, archéologue titulaire de la chaire Vindonissa à l'Université de Bâle.

>> La carte des déplacements romains à travers les Alpes et de l'emplacement du champ de bataille ("Gefechtsfeld" en allemand) :

La carte des déplacements romains à travers les Alpes
L'actu en vidéo - Publié le 8 novembre 2024

Les beaux-fils d'Auguste avaient déjà emprunté deux autres routes: Tibère, à l'ouest, depuis Lyon vers le lac de Constance (marqué en jaune sur la carte ci-dessus) et son jeune frère Drusus, à l'est, par le col du Brenner et le col de Reschen (marqué en bleu sur la carte ci-dessus).

Les nombreuses découvertes faites dans les Grisons prouvent aujourd'hui que les Romains ont également marché en direction du nord à travers l'ancien chemin muletier traversant le col du Septimer. La troupe de plus d'un millier de soldats a été très probablement dirigée par le sous-général Lucius Calpurnius Piso Pontifex. Non loin du champ de bataille, un camp romain a été édifié sur la colline dite "Colm la Runga". Le lieu a certainement été choisi pour des raisons stratégiques (voir la photo du site archéologique ci-dessous).

Andrea Badrutt

Chapitre 2
L'usage massif de la fronde face aux Suanetes

A l'époque, les Suanetes, une tribu rhétique qui vit dans les Alpes, disposaient d'une armée de guerriers nettement plus petite que celle des Romains. Même s'ils semblèrent offrir une résistance farouche, ils ne seront finalement pas à la hauteur de la puissance écrasante de la machine de guerre romaine.

L’équipe de recherche bâloise qui s'occupe des fouilles sur place pense qu’une force romaine de 2000 hommes composée de trois unités militaires – les troisième, dixième et douzième légions – a affronté 500 à 1000 combattants locaux.

"Le déploiement d'une force opérationnelle militaire composée de frondeurs qui ont attaqué leurs adversaires avec une pluie de balles de plomb a également contribué à la victoire romaine", souligne Peter-Andrew Schwarz.

Les traces du conflit armé entre les habitants et les soldats romains sont encore gravées dans le sol. Plus de 450 balles de plomb ont déjà été retrouvées, comme celle photographiée sur l'image ci-dessous, appartenant à la Xe légion. "Nulle part ailleurs on a trouvé autant de balles anciennes en plomb sur un champ de bataille aussi haut, à 1300 mètres d'altitude", raconte Hannes Flück, chercheur au Service archéologique des Grisons, à la radio publique alémanique SRF.

SWI swissinfo.ch - Simon Bradley

Chapitre 3
La fronde, quelle précision?

Afin d'étudier la précision et l'impact des frondes romaines, une équipe interdisciplinaire a effectué des tests sur l'ancien champ de bataille près de Savognin et sur un champ de tir de l'armée suisse près d'Yverdon. Ils voulaient savoir si un objet situé sur une pente raide pouvait réellement être ciblé à distance. Et aussi à quelle vitesse les petits projectiles métalliques volent dans les airs.

Les frondes des légionnaires de l'époque étaient constituées d'une sangle de chanvre tressée, qui avait un espace au milieu pour le morceau de plomb en forme de noyau d'abricot d'environ quatre centimètres de large. En raison de la force centrifuge créée par le mouvement circulaire rapide, la balle, qui pèse une cinquantaine de grammes, ne peut pas tomber. Juste au bon moment, le frondeur romain lâche une extrémité du lance-pierre pour envoyer le plomb sur la trajectoire souhaitée.

Lorsque des centaines de projectiles de ce type tombent de nulle part sur l’ennemi, comme c’était le cas à l’époque sur le champ de bataille, ils s’écrasent bruyamment sur leurs boucliers protecteurs. "La personne attaquée ne sait pas d'où elle vient ni comment elle peut s'en protéger", explique Peter-Andrew Schwarz.

Le champion du monde de fronde Silvio Vass, un Allemand, démontre l'efficacité de la fronde dans la vidéo ci-dessous. Semblable à un lasso, il fait passer la boucle du lance-pierre au-dessus de sa tête. Et aussitôt après, les munitions au plomb touchent une cible à plus de vingt mètres.

Chapitre 4
Une balle de plomb à 130 km/h

Mais ce n'est pas tout. En plus de la précision, les autres mesures effectuées lors des tests sur le terrain dans les Grisons et en Suisse romande - avec un radar dit "Doppler" - ont montré que les projectiles de fronde peuvent atteindre une vitesse de 130 km/h. Cette vitesse représente environ un dixième de la vitesse d’une balle provenant d’un revolver Magnum 44. Elle peut rendre le tir mortel.

Pour étudier les propriétés de tir et le pouvoir de pénétration de la fronde romaine, des chercheurs ont travaillé avec des experts de l'Institut médico-légal du Département de police et de justice de Zurich et de l'Institut de médecine légale de l'Université de Berne (voir la vidéo ci-dessous).

A l’aide d’une tête factice, il est possible de reconstituer le type de blessures pouvant résulter de l’utilisation de la fronde. Après le tir, reproduit au plus proche des conditions réelles, le crâne médico-légal présente de nombreuses fissures.

La masse gélatineuse à l’intérieur de la tête factice a également beaucoup souffert. Elle présente des signes évidents d’ecchymoses pouvant théoriquement conduire à des lésions cérébrales dévastatrices. Même le port d'un casque à l'époque ne pouvait probablement pas empêcher de graves blessures crâniennes.

Chapitre 5
Une arme stratégique et professionnalisée

"Les guerriers locaux n'étaient en aucun cas des paysans inexpérimentés, mais plutôt des combattants expérimentés qui connaissaient également très bien les conditions locales", explique Peter-Andrew Schwarz. En conséquence, ils déterminèrent le lieu de la bataille de telle sorte que les Romains devaient attaquer par le bas.

La situation est donc particulièrement difficile pour les Romains sur le champ de bataille de Crap Ses, car la pente raide raccourcit la trajectoire de vol, ce qui a un impact sur la précision des frondes. Mais les Romains avaient à cette époque des frondeurs spécialement entraînés dans leur grande armée.

En outre, d'autres expériences avec un modèle constitué d'os et de tissus reconstruits montrent que les balles en plomb de l'époque pouvaient également causer d'autres blessures graves, par exemple briser complètement les os de l'avant-bras ou provoquer de graves fractures de l'humérus.

Grâce à leur technologie sophistiquée de fronde, et bien que leur position était défavorable sur le terrain, les Romains ont probablement acculé leurs adversaires rhétiques et les ont rapidement mis hors de combat en raison de leurs graves blessures. Le simple impact d’une fronde sur la cotte de mailles peut provoquer un choc traumatique, parfois aux conséquences fatales.

Chapitre 6
Les plus anciennes frondes du monde

Datant de 15 avant J.-C., les projectiles trouvés à Surses proviennent de trois légions romaines, la troisième, la dixième et la douzième. Sur certaines, on retrouve même un faisceau d'éclairs, qui était le symbole de la douzième légion, appelée Fulminata – "celle qui brise tout".

On sait que vers 20 avant J.-C., cette légion était stationnée en Asie mineure, où la fronde avait une longue tradition. "Cela montre que Rome a même envoyé des troupes de régions lointaines vers les Alpes pour la campagne alpine", explique Hannes Flück, du service archéologique des Grisons.

Balles de fronde grecques antiques avec gravures. Une face représente un éclair ailé et l'autre, l'inscription grecque "Prends ça" (ΔΕΞΑΙ) en haut-relief.  Provenance : Athènes, 4ème siècle avant J.-C. Les balles ont été photographiées en 2011 au British Museum de Londres. [Wikipédia - Marie-Lan Nguyen (2011)]
Balles de fronde grecques antiques avec gravures. Une face représente un éclair ailé et l'autre, l'inscription grecque "Prends ça" (ΔΕΞΑΙ) en haut-relief. Provenance : Athènes, 4ème siècle avant J.-C. Les balles ont été photographiées en 2011 au British Museum de Londres. [Wikipédia - Marie-Lan Nguyen (2011)]

Les troupes assyriennes utilisaient des frondes dès la fin du VIIIe siècle avant J.-C. Les frondeurs étaient également connus dans la Grèce antique, par exemple lors de la guerre du Péloponnèse à la fin du 5ème siècle avant J.-C.

L’armée romaine avait adopté cette technologie d’armement à l’époque et a continué à l’utiliser après la conquête de l’actuelle Suisse. C'est ce que montre, entre autres, la colonne Trajane à Rome, construite vers 113 après J.-C., où l'on voit représenté des frondeurs comme faisant partie intégrante des troupes romaines.

Moulage de la frise de la colonne Trajane, exposé au Museo della Civiltà Romana, à Rome. Photo de 2013. On y voit des soldats romains, essentiellement des auxiliaires, dont des frondeurs (funditores) et des Germains, engagent le combat contre les Daces.  La colonne Trajane a été réalisée de 107 à 113 après J.-C. [Wikipédia]
Moulage de la frise de la colonne Trajane, exposé au Museo della Civiltà Romana, à Rome. Photo de 2013. On y voit des soldats romains, essentiellement des auxiliaires, dont des frondeurs (funditores) et des Germains, engageant le combat contre les Daces. La colonne Trajane a été réalisée de 107 à 113 après J.-C. [Wikipédia]