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Quand les services secrets s'emparent de la question climatique

Le bâtiment des services de renseignement britanniques à Londres. [Reuters - Toby Melville]
L’espionnage climatique entre les pays / Tout un monde / 6 min. / le 22 mars 2023
La lutte contre le changement climatique prend une importance géopolitique croissante, comme vient encore de le rappeler le dernier rapport du GIEC publié la semaine passée. A travers le "renseignement vert", les Etats tenteraient de savoir quelles mesures sont réellement mises en place par d’autres.

Le phénomène du "renseignement vert" traduit l'intérêt grandissant des agences de renseignement pour le réchauffement climatique. Elles commenceraient à prendre en compte et à regarder de près les données liées au climat et à l'écologie.

>> Lire : Le réchauffement mondial atteindra 1,5 degré dès 2030-2035, prévient le GIEC

Le MI6 - le service de renseignement extérieur britannique - a été le premier à communiquer à ce sujet: "Les dirigeants signent des accords sur le changement climatique et c’est notre travail de s’assurer que leurs actions correspondent vraiment à leurs engagements", déclarait le chef du MI6 Richard Moore il y a un an sur "Times radio".

Il assurait également que la Grande-Bretagne avait un rôle à jouer dans la lutte contre le changement climatique, thème le plus important en politique internationale de ces prochaines années. "Il faut à la fois faire confiance, mais aussi vérifier", précisait encore le directeur des services d'espionnage.

Images satellites

Pour traquer les mensonges et les immobilismes en matière de politique climatique, les services secrets se basent essentiellement sur l'imagerie spatiale, explique dans l'émission Tout un monde Henri van Soest, analyste au laboratoire d'idées Rand Europe et spécialiste de défense et de sécurité.

"La plupart des renseignements se basent sur des images satellites, dont le coût a beaucoup été réduit ces dernières années. On peut utiliser différents capteurs, différentes images infrarouges, pour voir s'il y a des fuites de carbone ou de méthane."

Il y a aussi le renseignement humain, avec des sources que vous manipulez, des gens qui travaillent sur des sites sensibles

Bruno Fuligni, historien et auteur de l'"Atlas secret du renseignement"

Équipés de technologies de reconnaissance d’images et d’intelligence artificielle, ces satellites peuvent observer depuis l'espace les sources de pollution. Un projet appelé Global Plastic Watch, testé en Indonésie, a permis d'identifier avec cette technique deux fois plus de décharges que celles qui sont officiellement recensées, selon le média digital édité par Canal+ les Eclaireurs.

Grâce aux satellites de l'Agence spatiale européenne, associée à l'entreprise Karryos, il est aussi possible de cartographier les fuites de méthane dans le monde et ainsi repérer les lieux qui en émettent des quantités anormalement élevées.

Les images satellites permettent de récolter des données précieuses sur l'environnement. (Illustration d'artiste) [NASA/AP Photo - JPL-Caltech]
Les images satellites permettent de récolter des données précieuses sur l'environnement. (Illustration d'artiste) [NASA/AP Photo - JPL-Caltech]

Renseignement humain

Outre les satellites, les méthodes de renseignement traditionnelles sont également utilisées par les services secrets pour collecter des données sur l'écologie ou le climat. L'historien Bruno Fuligni, auteur de l'"Atlas secret du renseignement", en détaille quelques-unes.

"Il y a des méthodes plus intrusives, avec du renseignement humain, donc en ayant des sources que vous manipulez, des gens qui travaillent sur des sites sensibles. Si vous vous intéressez à ce que deviennent les déchets nucléaires en Chine, en Russie, il peut être intéressant d'avoir des contacts avec des gens qui en sont chargés. Cela peut par exemple être des 'traîtres' qui tombent malades et qui peuvent avoir un certain ressentiment et avoir envie d'en parler malgré le danger."

Sources ouvertes à tout le monde

Il y a également beaucoup d'informations accessibles en "open source", qui permettent d'obtenir du renseignement en croisant des données liées au climat avec des travaux sur la défense et la sécurité.

Julia Tasse est directrice de recherche à l'Institut des relations internationales et stratégiques à Paris (IRIS) et responsable du programme "Climat, énergie et sécurité". Elle pilote également l'Observatoire défense et climat, un projet de recherche financé par le ministère des Armées français. Elle assure ne pas faire de renseignement, mais elle travaille en sources ouvertes sur ces thèmes.

"Les scénarios de groupes comme celui du GIEC sont liés à des certitudes et à des incertitudes, et ça permet de dessiner différents mondes possibles, différentes évolutions possibles. Sur la base de ces scénarios, on peut d'une part mettre en place des politiques d'adaptation des infrastructures, des pratiques, des entraînements, des missions, et d'autre part essayer d'identifier les zones dans lesquelles des conflits ou des tensions peuvent être exacerbés par la conséquence du réchauffement climatique, comme la désertification."

>> Lire à ce sujet : Les pénuries d'eau se généralisent, avec un "risque imminent" de crise mondiale, alerte l'ONU

Confronter les Etats à leurs engagements

Les services de renseignements sont par nature taiseux, et la France ne communique pas sur l’existence d’un programme ou d’un service de "renseignement vert". Mais il est fort probable que Paris s’y intéresse. Le fait que le Royaume-Uni communique à ce propos est un significatif.

En rendant public son intérêt pour le climat, le MI6 fait passer le message que ce thème est un élément structurant de la stratégie étrangère britannique

Julia Tasse, responsable "climat, énergie et sécurité" à l'Institut des relations internationales et stratégiques

"Ce qui est révélateur dans le fait que le MI6 rende publique cette information, c'est que cela permet de faire passer le message que le climat est un élément structurant de leur stratégie en termes d'affaires étrangères. De plus, cela incite les autres pays à le faire également et à respecter les engagements", analyse Julia Tasse.

Pour Bruno Fuligni, une telle concurrence peut effectivement amener à des résultats favorables à l’environnement. "Quand un Etat a pris des engagements, il est assez normal qu'il regarde si les autres signataires respectent les mêmes engagements. Au fond, cette surveillance mutuelle peut inciter les autres pays à respecter les engagements qu'ils ont signés."

Vous respectez d'autant plus facilement des engagements que vous savez qu'on vous attend au prochain rendez-vous

Bruno Fuligni, historien et auteur de l'"Atlas secret du renseignement"

Il précise: "Cela n'est donc pas forcément inutile pour la transformation de l'économie, pour le renoncement à certains produits très polluants ou à certaines énergies. Vous respectez d'autant plus facilement des engagements que vous savez qu'on vous attend au prochain rendez-vous et qu'on aura des informations sur votre action réelle."

Risque d'effets contre-productifs

Bruno Fuligni nuance toutefois ses propos. Il estime que ce type de renseignement vert peut aussi être une façon détournée de pratiquer un espionnage industriel.

Le géopolitologue François Gémenne, de l'Observatoire défense et climat, émet lui aussi des doutes sur l'efficacité de cette pression britannique. Dans le quotidien Libération, le chercheur disait craindre un effet contre-productif, avec des menaces et une surveillance qui viendraient "pourrir l'ambiance au niveau international".

"Pour le moment, les Etats ont tendance à ne pas respecter leurs engagements. Il faudra certainement passer par des procédures de vérification avec potentiellement des sanctions." Mais François Gémenne est sceptique sur l'utilité des logiques d'espionnage. "Si les services d’espionnage mettent au jour quelque chose d’intéressant, ils vont le dénoncer, la Chine risque de se défendre." Le chercheur craint des logiques d'escalade.

Sujet radio: Blandine Levite
Adaptation web: Antoine Schaub

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