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Ruée vers l'or dans les abysses: une multinationale suisse dans le viseur des ONG

Une multinationale suisse veut miner le fond des océans
Une multinationale suisse veut miner le fond des océans / Mise au point / 13 min. / le 28 mai 2023
Des sociétés minières veulent exploiter les minerais dans les profondeurs des océans. ONG et scientifiques craignent une catastrophe environnementale. Dans une enquête de Mise au Point, ils dénoncent les activités d’une firme fribourgeoise basée à Châtel-Saint-Denis.

Cobalt, nickel, manganèse, cuivre: les abysses renferment des minerais indispensables dans la fabrication des batteries de nos téléphones, ordinateurs et autres tablettes. Selon les estimations, le plancher océanique de l’océan Pacifique contiendrait de quoi fabriquer 300 millions de batteries pour voitures électriques.

Plusieurs sociétés s'arrachent ces matières premières, notamment en Suisse. Dans le canton de Fribourg, à Châtel-Saint-Denis, la multinationale Allseas est l’un des leaders mondiaux de cette industrie naissante. Elle a développé un gigantesque navire baptisée "Hidden Gem", spécialement conçu pour racler le plancher océanique. En octobre dernier, le groupe a réalisé le premier test grandeur nature d’extraction, au milieu de l’océan Pacifique.

Le principe repose sur l’extraction des nodules polymétalliques qui renferment ces métaux convoités. Ces perles minérales ressemblent à de gros galets d’environ 5 à 10 centimètres de diamètre et reposent sur les plaines abyssales océaniques, entre 4000 et 6000 mètres de profondeur.

Une bombe environnementale?

Pour extraire ces nodules polymetalliques, Allseas utilise d’immenses machines qui labourent le plancher océanique. Les nodules sont ensuite aspirés et remontés à la surface. Scientifiques et ONG craignent que les panaches de sédiments provoqués par ces opérations détruisent la biodiversité marine. Le 30% du CO2 mondial capturé par les océans pourrait également être menacé.

Ces opérations de minages vont détruire l’environnement sous-marin de manière irréversible.

Clément Chazot, spécialiste océan pour l’Union internationale de conservation de la nature

"Ces opérations de minages vont détruire l’environnement sous-marin de manière irréversible", s’alarme Clément Chazot, spécialiste océan pour l’Union internationale de conservation de la nature (UICN), qui regroupe près de 10’000 scientifiques. L’UICN, des ONG comme Greenpeace et des centaines de scientifiques à travers le monde appellent à un moratoire sur l’exploitation des grands fonds marins.

La société Allseas conteste cet alarmisme. Elle réalise en ce moment l’évaluation de l’impact environnemental du premier test d’extraction réalisé dans le Pacifique. "Toutes les formes d’extraction minière ont un impact. Les mines au Congo ou aux Philippines, elles aussi, ne sont pas exemplaires. Nous pensons que l’extraction minière dans les océans aura moins d’impact que l’exploitation terrestre", explique dans Mise au Point le porte-parole d’Allseas Jeroen Hagelstein.

Des documents qui interrogent

Les ONG ne sont pas convaincues. "Nous savons peu de choses sur Allseas, car cette société n’est pas cotée en Bourse", indique Matthew Gianni de la Deepsea conservation coalition (DSCC), la principale organisation de défense des fonds marins basée à Amsterdam. Les organisations s’inquiètent notamment du monitoring environnemental réalisé par Allseas et son partenaire, The Metals Company, lors du test d’extraction minière effectué l’année dernière.

Sur une vidéo transmise à la rédaction de Mise au Point, on peut notamment voir le navire d’Allseas, le Hidden Gem, relâcher des sédiments au milieu de l’océan Pacifique. Selon les ONG, ces sédiments renfermeraient des métaux lourds. Mais Allseas conteste cette version des faits: "Cet événement est en réalité un événement mineur. C’était un relargage qui contenait des sédiments et quelques fragments de nodules. Mais ils ne contenaient pas de niveaux toxiques de métaux lourds", indique Jeroen Hagelstein, porte-parole de la société.

La RTS a également pu consulter des notes rédigées par des scientifiques présents lors de l’expédition. Sous couvert d’anonymat, ils estiment que la stratégie de surveillance environnementale est défaillante, et dénoncent des "tentatives d’influencer les activités d’échantillonnage des scientifiques". Pour eux, les données récoltées ne peuvent pas être prises en compte pour de futures études scientifiques. La société Allseas conteste également ces allégations et affirme avoir réalisé ce test dans le respect du cadre prévu par l’autorité international des fonds marins (AIFM).

Voir aussi les explications du journaliste Jérôme Galichet dans Mise au Point:

Exploiter le fond des océans : les explications de Jérôme Galichet
Exploiter le fond des océans : les explications de Jérôme Galichet / Mise au point / 3 min. / le 28 mai 2023

Course contre la montre internationale

L’AIFM, instance onusienne chargé de réguler la haute mer, n’a pour l’instant délivré que des permis d’exploration. Mais les sociétés minières, notamment Allseas, pourraient disposer de permis d’exploitation industrielle dès cet été. Certains micro Etats du Pacifique, à l’image de Nauru, souhaiteraient déjà accorder ces licences d’extraction industrielle.

La session de négociation décisive est prévue en juillet à Kingston en Jamaïque, siège de l’Autorité internationale des fonds marins. Les négociations internationales pourraient aboutir à la création d’un code minier, qui autoriserait l’extraction commerciale, mais la plupart des observateurs estiment que les négociations ont peu de chance d’aboutir.

Une quinzaine de pays, dont la France et l’Allemagne, défendent un moratoire sur l’exploitation minière océanique, alors que la Suisse doit prendre position officiellement au début du mois de juin.

Plusieurs entreprises comme Google, Samsung, BMW et Renault ont déjà annoncé qu’elles n’utiliseraient pas de métaux issus des fonds marins.

Enquête TV: Jérôme Galichet

Adaptation web: Léa Bucher

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