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Comment des fonds "verts" financent les plus gros pollueurs de la planète

La finance "durable" très critiquée. [Depositphotos - Srisomthavil]
Des placements financiers verts qui cachent des financements des plus gros pollueurs de la planète / La Matinale / 4 min. / mardi à 07:19
Ils se disent "verts" mais dans le détail, leurs investissements racontent une tout autre histoire. Les fonds de placement durables vendus en Europe investissent des dizaines de milliards de dollars dans les industries les plus polluantes de la planète sans enfreindre la réglementation. C’est ce que révèle une enquête menée par la RTS, Voxeurop et ses partenaires du réseau européen de journalistes d’investigation EIC.  

C'est le segment de la finance qui cartonne: les fonds durables. De quoi miraculeusement conjuguer gains financiers et préservation de la planète. Et pourtant, une analyse des investissements de plus de 4000 fonds vendus en Europe et faisant partie d'une base de données de LSEG, l'opérateur de la bourse de Londres, avec des données à la fin du troisième trimestre 2023 (lire notre encadré méthodologique), montre une réalité bien moins reluisante.

Au total, ces véhicules, qui sont des paniers d'actions, considérés comme verts ont investi 87 milliards de dollars (77,7 milliards de francs) dans les 25 entreprises les plus émettrices de CO2 de huit secteurs (pétrole et gaz, extraction de charbon, agriculture, acier et minerais, aéronautique, automobile, mode, transport maritime). En tête, le pétrole et le gaz qui récoltent 33 milliards de dollars.

A lui seul, TotalEnergies a récolté un peu plus de 10 milliards venant de ces fonds durables, tout en développant de nouveaux gisements. L'entreprise française est suivie de Shell et Inditex, le propriétaire de Zara (plus de 5 milliards chacun). Exxon, considéré comme l'un des plus mauvais élèves de son secteur en termes d'objectifs de réduction de ses émissions, a également récolté plus de 2,3 milliards.

Deutsche Bank en tête

Même Aramco, champion du monde des émissions de CO2, dont les objectifs de réductions sont les plus faibles dans le top 25 des entreprises du secteur, a récolté quelque 270 millions. En Suisse, les deux plus gros pollueurs que sont Holcim et Glencore font aussi partie des bénéficiaires, récoltant respectivement 1 milliard et 600 millions via des fonds de placement supposés choisir des investissements durables.

Les banques suisses ne sont pas en reste avec 4,7 milliards investis. UBS (1,8 milliard), Pictet (961 millions), Edmond de Rothschild (541 millions), Credit Suisse (461 millions) et Quantex, qui appartient à la banque liechtensteinoise, mais cotée à la bourse suisse, LLB (301 millions), sont les principales entités suisses concernées (lire leur prise de position ci-dessous).

Parmi leurs pollueurs "préférés", RWE, le spécialiste allemand de l'énergie, l'un des plus gros émetteurs d'Europe (623 millions), Total (542 millions), le pétrolier indien Reliance Industries (291 millions) et Inditex (280 millions).

Il ne s'agit que d'une petite partie de leurs investissements et rien de tout ceci n'est illégal. L'Union européenne a introduit en mars 2021 une réglementation obligeant tous les émetteurs de fonds de placement à donner des informations sur les objectifs de durabilité de leurs produits. Ces règles s'appliquent à toutes les banques ou sociétés qui vendent des fonds dans l'Union, même si elles sont basées en dehors. En tête du palmarès, DWS, la filiale de gestion d'actifs de Deutsche Bank, BlackRock, suivi d'Amundi, qui appartient au Crédit Agricole.

Avec cette réglementation, l'UE avait pour objectif d'améliorer la transparence, de prévenir le greenwashing et pousser l'industrie à financer la transition énergétique. Elle a donc obligé les fournisseurs de fonds à détailler leur sensibilité à la durabilité. Soit, ils n'en ont aucune, soit leurs fonds intègrent des critères dits "ESG" (environnement, social et gouvernance) et sont appelés dans le jargon article 8 ou vert clair. Soit, troisième possibilité, appelée article 9 ou "vert foncé", ces fonds ont un impact mesurable.

>> Lire aussi : Podcast - La finance verte est-elle vraiment écolo ?

Des "bonnes intentions" de l'Europe

"Les intentions de l'Europe étaient bonnes", estime Fiona Frick, fondatrice de la société genevoise Circe Invest, spécialisée dans l'intégration de la durabilité dans les stratégies de placement. Mais les critères ne sont pas assez clairs, déplore-t-elle, donc "leur compréhension pouvait dépendre du consultant qui conseille le fonds".

Au final, "si vous voulez être sûr d'investir dans un fonds durable, il faut choisir un véhicule article 9. Sinon, il faut voir au cas par cas, interroger le gérant sur ses pratiques". Parce qu'avec l'article 8, on peut avoir différentes nuances de vert qui virent parfois au gris, affirme-t-elle. "Je ne considère pas que c'est un fonds forcément durable, parce que la définition est mi-figue mi-raisin".

Si vous voulez être sûr d'investir dans un fonds durable, il faut choisir un véhicule article 9. Sinon, il faut voir au cas par cas, interroger le gérant sur ses pratiques

 Fiona Frick, fondatrice de la société genevoise Circe Invest

Ce système est particulièrement critiqué par les ONG. "La réglementation a été conçue comme un mécanisme visant à favoriser la transparence et non comme un système de certification. Mais c'est comme ça que l'industrie l'a traité.

Elle a commencé à déclarer qu'un fonds était article 8 ou article 9 et, de fait, durable. Cependant, la SFDR est loin de contenir les exigences nécessaires pour définir les paramètres constitutifs d'un investissement durable. Le résultat est que cela pourrait conduire à davantage d'écoblanchiment, estime Niki Vischer, spécialiste de la finance chez Greenpeace.

Besoin de performances

Dans leur écrasante majorité, les gérants se contentent d'exclure les entreprises dépendant trop du charbon - ce qui n'est pas forcément défini -, le tabac et les armes non conventionnelles. Pour autant qu'ils l'expliquent, les gérants peuvent faire à peu près ce qu'ils veulent. Ils se basent sur des notes ou des indices ESG, dont il n'est pas toujours simple de comprendre le fonctionnement.

Ce qui ne les empêche pas d'afficher des noms sans équivoque: "carbon neutral", "low carbon", "sustainable equities" ou encore "socially responsible". Tout en précisant dans leur reporting ESG qu'ils n'ont pas "d'objectif d'investissements durable". Ce qui est conforme à l'article 8, mais peut sembler en contradiction avec les noms choisis. Quant à l'investisseur, à qui la réglementation devait faciliter la tâche, il n'a plus qu'à faire son enquête en profondeur s'il veut savoir à quel point ses placements sont écologiques.

Il ne faut pas se leurrer (...) tout gestionnaire doit assurer une performance par rapport à son indice de référence

 Fiona Frick, fondatrice de la société genevoise Circe Invest

"Il ne faut pas se leurrer", reprend Fiona Frick, "tout gestionnaire doit assurer une performance par rapport à son indice de référence". Et c'est là que certains pollueurs, en particulier dans l'énergie, reviennent en force, car ces titres font partie des indices de référence. Ne pas les détenir veut dire que le gérant prend un risque de sous-performance. Dans le sillage de la guerre en Ukraine et des craintes sur l'approvisionnement énergétique, les actions des entreprises de ce secteur ont progressé bien plus que la moyenne. Trop tentant pour les gérants, qui doivent montrer que leur fonds offre des gains, même s'ils se présentent comme des adeptes des critères "ESG".

L'Union européenne est consciente du problème. Elle a lancé l'an dernier une consultation pour améliorer - ou changer - cette réglementation. L'ESMA, le régulateur, a précisé quelques critères en mai dernier, notamment pour l'utilisation des noms indiquant des investissements durables, qui devra changer. Dans notre enquête, il apparaît qu'au moins 20% des fonds portent un nom problématique. Mais, symptôme des difficultés européennes à encadrer la finance, cette nouvelle clause reste pour l'instant optionnelle.

Mathilde Farine et Matthieu Hoffstetter

Avec la collaboration de Tybalt Félix, Stefano Valentino (lauréat Bertha Challenge 2024), qui a reçu le soutien financier du programme Bertha Challenge de la Fondation Bertha, et Giorgio Michalopoulos (Voxeurop) 

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Légalité et accompagnement, la réponse des banques

Du côté des banques concernées, toutes rappellent qu'elles respectent le cadre réglementaire en vigueur dans l'Union européenne. De plus, les documents liés à ces fonds mentionnent l'esprit et la lettre, soit la volonté de se positionner dans une optique de durabilité ainsi que les limites de ces stratégies en matière de durabilité.

Ainsi, du côté d'UBS, on assure que "l'objectif central d'UBS est d'entretenir un dialogue actif permanent et constructif avec les entreprises à forte intensité de carbone afin de les inciter à apporter des changements significatifs liés au climat, conformément à des objectifs fixés par UBS".

La plus grande banque de Suisse préfère agir de l'intérieur, plutôt que d'exclure certaines entreprises de ses fonds durables, car "en cas d'exclusion immédiate, il ne serait concrètement plus possible d'exercer une influence sur les activités de ces entreprises et de les accompagner sur la voie d'une transition plus respectueuse du climat". Et d'ajouter que "si une entreprise ne s'engage pas dans la direction souhaitée par UBS, elle peut être exclue du portefeuille".

Accompagner sur le chemin de la sortie des énergies fossiles, c'est aussi le credo de la banque Pictet: "Nos fonds de placement responsables (Art 8 et 9 SFDR) investissent de ce fait uniquement dans des entreprises énergétiques qui s'engagent à réduire de manière drastique leurs émissions de CO2 et à investir massivement dans les énergies bas carbone comme le solaire ou l'éolien".

Cette stratégie, baptisée "investment stewardship" passe par des choix lors des assemblées générales des entreprises concernées. Les banques et autres acteurs financiers qui détiennent des actions peuvent voter. Le groupe Edmond de Rothschild rappelle ainsi avoir "déposé avec un groupe d'investisseurs des résolutions exhortant deux des plus grandes compagnies pétrolières et gazières du monde (Shell et TotalEnergies) à fixer des objectifs climatiques ambitieux en ligne avec l'accord de Paris".

Quant aux enjeux de greenwashing, notamment induits par les noms des fonds concernés, ils conduisent à des options parfois subtilement différentes, au sein même des établissements financiers.

La société de gestion zurichoise Quantex AG distingue les fonds classés article 8 et article 9: "Il est donc tout à fait logique d'examiner de près les fonds de l'article 9, leur communication et leurs positions en actions. En revanche, les fonds visés à l'article 8 constituent à nos yeux une solution intermédiaire quelque peu déroutante, qui peut donner lieu à des malentendus. C'est pourquoi nous ne pensons pas qu'il soit judicieux de faire de la publicité avec la classification selon l'art. 8 ou de qualifier notre fonds de "durable" d'une quelconque manière."

Contactés par les journalistes du consortium EIC, les trois plus gros investisseurs du classement ont refusé de commenter nos informations précises. BlackRock a répondu que ses fonds "verts" ont une méthodologie "transparente" et "respectent la réglementation européenne". Amundi indique respecter "l'ensemble des réglementations en vigueur".

La Suisse, adepte de l'auto-régulation

Il n'y a pas en Suisse de cadre réglementaire propre à la finance durable. La Finma, l'autorité des marchés, renvoie aux règles générales du droit des marchés financiers (transparence, interdiction de tromperie, etc.).

Dans une communication de novembre 2021, elle reconnaît cependant que cette absence de cadre spécifique "augmente le danger de voir des clients et des investisseurs, intentionnellement ou non, trompés sur les propriétés durables de produits et services financiers ("écoblanchiment")". Elle y détaille les risques, les comportements problématiques et fait des recommandations.

La semaine dernière, le Conseil fédéral s'est par ailleurs félicité "des progrès réalisés par le secteur financier en matière de prévention de l'écoblanchiment". Au vu des projets d'auto-régulation du secteur, il a renoncé à établir une réglementation. Mais il surveillera les modifications de la réglementation européenne et réévaluera la nécessité de prendre des mesures à ce moment-là.

Méthode

Pour cette enquête, la RTS, Voxeurop et plusieurs médias européens de l'EIC ont passé au crible les données financières compilées par le groupe London Stock Exchange (LSEG) concernant des fonds d'investissements.

Nous avons analysé la composition des fonds (fin du troisième trimestre 2023) remplissant les conditions pour être des articles 8 ou 9 de la réglementation SFDR. Dans ces fonds qualifiés de durables ou de verts par les sociétés de gestion elles-mêmes, nous avons recherché la présence d'investissements dans les 25 entreprises qui émettent le plus de CO2 dans huit secteurs critiques: énergie, automobile, aéronautique, charbon, acier et minerais, transport maritime, mode, agriculture et agrochimie. Le ciment a été écarté par l'EIC, mais la RTS l'a gardé, car Holcim est le plus gros émetteur de CO2 de Suisse.

Le calcul de l'empreinte CO2 inclut les émissions directes, induites par la production, et indirectes, liées notamment aux fournisseurs ou à l'utilisation des produits finis.

En ce qui concerne les fonds suisses, nombre d'entre eux ne sont pas proposés dans l'Union européenne. Ils ne sont soumis à sa législation et n'ont à informer sur leur caractère durable que s'ils sont vendus en Europe. Nous avons également étendu nos recherches aux fonds émanant de filiales hors de Suisse, tenues de renseigner sur leur durabilité.

A noter qu'il s'agit d'une photographie des fonds courant à la fin du troisième trimestre 2023. Leur composition a pu changer depuis, au gré des ventes et achats.

Cette enquête a été menée par la RTS en collaboration avec le média en ligne Voxeurop et les partenaires du consortium de médias European Investigative Collaborations (EIC). Celui-ci regroupe 14 médias européens dont la RTS.

Pour ses recherches, notre partenaire Voxeurop et son coordinateur enquêtes/environnement Stefano Valentino ont reçu le soutien financier du programme Bertha Challenge de la Fondation Bertha.