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Derrière les tarifs verts de Swiss, une réelle action climatique ou du pur marketing?

Vraiment
Les tarifs verts des compagnies aériennes tiennent-ils leurs promesses ? / Vraiment / 29 min. / le 20 août 2024
D'importantes coupes d'arbres ont été découvertes dans les Grisons dans l'une des forêts servant à compenser les émissions de carbone de la compagnie aérienne Swiss, révèle mardi l'émission de la RTS Vraiment.

Face aux enjeux écologiques, Swiss propose depuis 2023 des tarifs verts permettant aux voyageurs de payer leur billet un peu plus cher afin de compenser les émissions de CO₂.

Détenue par le groupe Lufthansa, la compagnie explique sur son site internet que cette compensation fonctionne grâce à l'utilisation de carburant durable à hauteur de 20% et des contributions dans des projets climatiques à hauteur de 80%.

L'illusion du carburant durable

L'utilisation du carburant durable de "manière généralisée" comme l'affirme la compagnie n'est pour le moment qu'au stade embryonnaire. Le SAF (Sustainable Aviation Fuel) ne représente aujourd'hui que 0,2% de la consommation totale de Swiss, selon les chiffres de 2023.

Cette faible proportion s'explique par la difficulté de produire ce carburant "vert" issu de la biomasse, de l'électricité renouvelable ou de l'énergie solaire.

D'un point de vue technique, cela marche, mais c'est très cher et il est trop tôt pour affirmer que cette technologie pourra générer dans un futur proche d'importantes quantités de SAF

Christian Bauer, chercheur à l'institut Paul Scherrer

Selon Christian Bauer, chercheur à l'institut Paul Scherrer (PSI), cela pourrait prendre des décennies pour produire le SAF en quantité industrielle. "D'un point de vue technique, cela marche, mais c'est très cher et il est trop tôt pour affirmer que cette technologie pourra générer dans un futur proche d'importantes quantités de SAF", explique le chercheur.

Des propos qui viennent contredire les clips promotionnels dans lesquels la compagnie Swiss fait déjà largement la promotion de cette technologie, affirmant devenir prochainement la première compagnie au monde à voler avec de l'énergie solaire.

Contactée par la RTS, Swiss a refusé de s'exprimer face caméra, mais déclare avoir réduit "près de 5400 tonnes de CO₂" l'année dernière grâce au SAF. Une goutte d'eau par rapport à la quantité de kérosène traditionnel consommé chaque année par la compagnie, qui produirait environ 2,7 millions de tonnes de CO₂.

Des projets de compensation douteux

Autre solution pour compenser les émissions de son vol: acheter des crédits carbone et financer l'un des projets climatiques permettant de capter du CO₂ ou de réduire les émissions. Parmi ces projets soutenus et financés par la compagnie aérienne Swiss figure la forêt de Prättigau-Davos, dans les Grisons.

Les journalistes de la RTS ont découvert près de Seewis des zones entières dans lesquelles les arbres ont été coupés.
Les journalistes de la RTS ont découvert près de Seewis des zones entières dans lesquelles les arbres ont été coupés.

Au total, une surface de 13'000 hectares permet à la compagnie de compenser 33'000 tonnes de CO₂ par an depuis 2019, en stockant le carbone dans les arbres. Les douze propriétaires de cette forêt se sont engagés à renoncer partiellement à son exploitation pour augmenter les réserves de bois pendant 30 ans.

Pour compenser leur manque à gagner, ils reçoivent l'argent issu de la vente de certificats de réductions des émissions de CO₂. Mais en analysant les images satellites et aériennes de la région et en se rendant sur place pour vérifier, les journalistes de la RTS ont découvert près de Seewis des zones entières dans lesquelles les arbres ont été coupés. Ces zones ont perdu plus de 30% de leur densité forestière entre 2024 et 2019, date du début de ce projet.

Interrogée au sujet de ces coupes, la compagnie Swiss déclare que ce projet n'est pas "un projet de protection de la forêt, mais un projet de gestion forestière dans lequel l'exploitation du bois est autorisée".

Des arbres coupés

Pour le garde forestier en charge du projet, les zones découvertes par la RTS ne sont pas des coupes à blanc mais des tranchées volontaires censées apporter de la lumière et "aérer" la forêt pour permettre aux jeunes arbres de mieux pousser.

Les coupes récentes paraissent toujours brutales, il faut attendre au moins trois ans pour que cela repousse

Felix Wyss, garde-forestier

"Les coupes récentes paraissent toujours brutales, il faut attendre au moins trois ans pour que cela repousse", explique Felix Wyss, garde-forestier depuis plus de 30 ans dans cette région. "Il s'agissait d'arbres de 20 à 35 centimètres de diamètres, très instables", ajoute-t-il au sujet des arbres coupés.

Vue aérienne sur les zones déboisées.
Vue aérienne sur les zones déboisées.

Mais l'enquête de la RTS révèle que dans l'une des zones concernées aucun arbre n'a été replanté dans les espaces de protection censés accueillir les jeunes pousses.

Enfin, de l'argent reçu par les propriétaires de la forêt au titre de la compensation carbone a été investi dans la rénovation d'une route de montagne.

"C'est important de comprendre que cette forêt peut continuer à être exploitée", explique Kathrin Dellantonio, directrice de la fondation MyClimate qui gère le projet pour le compte de la compagnie Swiss. "Il est possible de couper autant de bois que ce qui repousse chaque année", ajoute-t-elle.

Double comptage de la forêt Prättigau

Ce projet de protection du climat soutenu par Swiss fait également l'objet de critiques, car la capacité de stockage de la forêt de Prättigau a été comptabilisée deux fois pour la même surface. Une première fois dans le cadre de l'inventaire forestier national comme faisant partie des puits de carbone de la Confédération, puis une seconde fois pour la vente de certificats carbone à la compagnie Swiss.

C'est comme un boulanger: s'il produit un croissant, il ne peut vendre ce croissant qu'à un seul client! 

Harald Bugmann, biologiste et spécialiste en écologie forestière à l'EPFZ

Le professeur Harald Bugmann, biologiste et spécialiste en écologie forestière à l'EPFZ, dénonce ouvertement cette pratique: "C'est comme un boulanger: s'il produit un croissant, il ne peut vendre ce croissant qu'à un seul client! Je trouve donc cela pour le moins très étrange."

De son côté, la directrice de la fondation MyClimate affirme à la RTS que pour éviter tout risque de double comptage, chaque tonne de CO₂ compensée en Suisse est doublée par une tonne de CO₂ supplémentaire compensée à l'étranger. Enfin, même si les tonnes de CO₂ compensées par cette forêt sont mises en avant sur le site de la compagnie aérienne, Swiss déclare ne pas les prendre en compte dans ses chiffres annuels.

"Les effets sur le CO₂ de tous les projets de protection climatiques soutenus ne sont pas comptabilisés dans le bilan des émissions de CO₂ du groupe Lufthansa, mais leur volume annuel est indiqué dans le cadre de rapports volontaires", explique la compagnie aérienne.

Réchauds à bois au Ghana

L'enquête de la RTS interroge également la gestion des projets de protection climatique sur le plan international.

Au Ghana par exemple, où des réchauds à bois plus efficients sont distribués pour freiner la déforestation. Un panel de foyers a été inspecté de manière aléatoire à la demande de l'émission Vraiment par les ONG Earthcare Ghana et Institut of Nature and Environnement Conservation. Les résultats ont montré des réchauds cassés ou en mauvais état et des utilisateurs introuvables, après l'inscription de numéros de téléphone erronés ou déconnectés dans la base de monitoring du projet.

L'entreprise Man and Man, responsable du projet, a répondu à la RTS que ses équipes ont "jusqu'à présent toujours réussi à retrouver les ménages sélectionnés", même si certains changent de localité ou de numéros de téléphone.

Concernant les réchauds endommagés ou hors service, l'entreprise Man and Man réfute toute accusation et déclare que les réchauds photographiés sur le terrain ne sont pas produits par sa société mais sont d'autres modèles très ressemblants.

Est-ce qu'il serait mieux de ne rien faire du tout?

Kathrin Dellantonio, directrice de la fondation MyClimate

Face aux critiques formulées par la RTS, Kathrin Dellantonio, directrice de la fondation MyClimate, se défend de tout greenwashing: "Est-ce qu'il serait mieux de ne rien faire du tout? Nous agissons pour la protection du climat, peut-être que ce n'est pas toujours parfait à 100%, mais l'alternative serait de ne rien faire. Et pour nous, ce n'est tout simplement pas une option." La compagnie Swiss vise un bilan carbone neutre d'ici 2050.

Cécile Tran-Tien

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