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Manipuler la météo pour vaincre le dérèglement climatique, une bonne idée?

Ils font la pluie et le beau temps
Ils font la pluie et le beau temps / Mise au point / 13 min. / le 5 mai 2024
Pour faire face au changement climatique, la science cherche des solutions pour, tantôt, refroidir la Terre, limiter les effets des orages ou provoquer des pluies artificielles. Plutôt que de lutter contre le réchauffement, faut-il s'y adapter à l'aide de la technologie?

Les images des inondations aux Emirats Arabes Unis ont fait le tour du monde, accompagnées d'une rumeur: ont-elles été provoquées par des pluies déclenchées par la main de l'homme? Ce paradis artificiel aurait-il été rattrapé par son désir de jouer à Dieu?

Il s'est avéré que la rumeur était fausse et que l'homme n'y était pour rien, même si les pays du Golfe sont friands des technologies qui permettent d’influer sur le temps qu’il fait. Les Emirats arabes unis sont en effet de grands utilisateurs de ce qu’on appelle l’ensemencement des nuages. Pendant des centaines d’heures chaque année, des avions sillonnent le ciel pour disperser des particules d’argent qui transforment l’humidité des nuages en gouttes de pluie [lire encadré],

>> Lire à ce sujet : Une dépression extratropicale à l'origine des pluies record à Dubaï

Apprentis sorciers dans le ciel

Cette polémique a relancé un débat qui prend de l’ampleur avec le dérèglement climatique: peut-on jouer aux apprentis sorciers dans le ciel pour palier ses effets? En plusieurs endroits du monde, ces tentatives commencent à prendre une ampleur considérable et posent question.

Au Pakistan, des pluies artificielles sont déclenchées pour lutter contre la pollution. Ainsi, à Lahore, l'une des villes les plus polluées du monde, les gouttes débarrassent le ciel d’un smog dense qui intoxique la population.

>> Plus de détails dans notre article : La mégapole pakistanaise de Lahore tente la pluie artificielle pour lutter contre le smog

En Chine, en 2008, le régime s'est félicité d’avoir évité les précipitations pendant toute la durée des Jeux olympiques de Pékin. Et le pays assure aujourd’hui réussir à augmenter les pluies de 15% dans les zones arides. Un programme d’une ampleur sans précédent est en développement: d’ici 2025, il est envisagé de pouvoir maîtriser la météo sur des surfaces grandes comme l’Inde.

Ça risque aussi de créer des problèmes diplomatiques énormes. Si la Chine répand du soufre, ça perturbe la mousson en Inde

Dominique Bourg, philosophe et professeur honoraire de l’Université de Lausanne

Utilisées à grande échelle, ces méthodes inquiètent en raison des dérives qu'elles pourraient provoquer. "Réparer des modifications en en ajoutant d'autres à la première, ça n'est pas réparer! C’est prétendre parer un dommage par un autre, qu'on ne connaît pas", a estimé le philosophe et professeur honoraire de l’Université de Lausanne Dominique Bourg dimanche dernier dans l'émission Mise au Point.

"Ça risque aussi de créer des problèmes diplomatiques énormes. Si la Chine répand du soufre, ça perturbe la mousson en Inde", avertit aussi ce fervent opposant aux modifications artificielles de la météo.

Se priver d'outils: un risque, là aussi?

Si ce risque est inquiétant, se priver d’outils pour lutter contre les effets du réchauffement pourrait l'être tout autant, estiment les équipes du physicien Jean-Pierre Wolf à l’Université de Genève. Ils veulent développer de nouvelles méthodes pour modifier la météo et sont les premiers à utiliser des lasers pour cela.

On a montré qu’avec un laser, on peut guider la foudre

Jean-Pierre Wolf, physicien et professeur au Département de physique appliquée de l'UniGE

"On a testé plein de choses avec les lasers, dans l’optique de remplacer les produits chimiques. Il y a eu le contrôle de la foudre: on a montré qu’avec un laser, on peut guider la foudre", explique le professeur au Département de physique appliquée. Une expérience grandeur nature a été menée depuis le sommet du Säntis (Suisse orientale) en 2021. Une photo historique montre le laser parvenant à capter la foudre et à la conduire jusqu'à un paratonnerre. Et ce n'est pas tout: le même laser permet aussi de transformer ou même de créer des nuages.

Déviation de la foudre avec un laser au Säntis.
Déviation de la foudre avec un laser au Säntis.

Les outils actuels "ne suffiront pas"

Pour Jean-Pierre Wolf, les événements climatiques extrêmes vont se multiplier et les outils actuels ne suffiront pas pour y faire face. "On sait que même si on prend des mesures aujourd’hui, on va avoir une période où on dépassera les deux degrés [de réchauffement, ndlr], parce que la durée de vie du CO2 est très longue. On risque cet 'overshoot'. Ça veut dire qu’on peut atteindre des points de non-retour", met en garde le physicien.

"Même si on revient ensuite à une situation normale, on peut avoir besoin de mesures complémentaires sur cette période transitoire, dans une période bien déterminée, pour ne pas dépasser certaines températures". ll plaide donc pour développer ces recherches, mais dans un cadre contrôlé.

Modifier le climat de toute la planète

D'autres veulent aller beaucoup plus loin et modifier non plus la météo, mais le climat de toute la planète, à l'instar du prix Nobel de chimie Paul Crutzen, connu notamment pour avoir découvert pourquoi il y a des trous dans la couche d’ozone. Dans les années 2000, il propose de déposer des particules de soufre dans la stratosphère afin qu'elles reflètent le rayonnement solaire, ce qui refroidirait la Terre.

Son idée est d'imiter en quelque sorte les effets des grandes éruptions volcaniques, comme en 1991, quand le volcan Pinatubo avait craché un immense nuage de soufre recouvrant le globe. La Terre avait perdu 1,5 degré pendant un an.

>> Lire à ce sujet : L’activité volcanique fait-elle vraiment baisser la température terrestre?

Tenter de reproduire de tels effets fait partie de ce qu’on appelle la géo-ingénierie. Ses effets font particulièrement peur, car il est difficile d'en prévoir les conséquences. "Si vous avez artificiellement réduit un peu la quantité d’énergie solaire qui arrive au sol, puis que vous arrêtez en quelques semaines, il y a un réchauffement massif et violent. On se crée une épée de Damoclès", craint Dominique Bourg.

Eviter de futurs risques

A Berne, la question est prise très au sérieux. L’ambassadeur de la Suisse pour l’environnement Felix Wertli suit ces débats de près. Il a même amené cette thématique devant les Nations unies. Selon lui, s'il n'y a "pas de risque dans l'immédiat", il faut cependant mettre des choses en place à l'avance pour éviter de futurs risques.

Il est important de communiquer que ces technologies ne sont pas une alternative à une réduction des émissions

Felix Wertli, ambassadeur de la Suisse pour l’environnement

Sur le plan mondial, il est aujourd’hui difficile d’obtenir un accord. Certains pays veulent accélérer les recherches, tandis que d'autres poussent pour créer dès maintenant un moratoire afin que ces technologies ne soient jamais utilisées à large échelle.

"Il est important de communiquer que ces technologies ne sont pas une alternative à une réduction des émissions, d'un côté parce qu'il y a des risques et des incertitudes liées à ces technologies, et de l'autre parce qu'elles ne sont qu'un moyen de combattre les symptômes du changement climatique", insiste Felix Wertli.

>> Lire aussi : Modifier les nuages pour faire tomber la pluie ne résoudrait pas la sécheresse mondiale

Faut-il expérimenter pour connaître nos options, ou bien éviter d’ouvrir une boîte de Pandore potentiellement dévastatrice? Le débat politique ne fait que commencer.

Sujet TV: Céline Brichet

Adaptation web: Vincent Cherpillod

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La Suisse ensemence des nuages depuis les années 60

La tentation de maîtriser la météo et même le climat intéresse aussi la Suisse. Et notre pays sait ensemencer les nuages depuis les années 1960. Les vignerons faisaient déjà confiance à cette technique pour protéger leurs vignes, au moyen d'avions ou de fusées para-grêle.

Basé à l’aérodrome de Birrfeld en Argovie, Jean-Daniel Val, pilote chez FK Aviation, est l’un des rares aviateurs du pays spécialisés dans la méthode. Lorsque les autres avions atterrissent, lui décolle à la recherche des orages.

"Il y a un brûleur de chaque côté avec le iodure d'argent à l'intérieur, avec des miroirs pour les surveiller. On peut les utiliser 20 à 30 minutes. Et on a six torches de chaque côté qu'on allume une à une. Elles brûlent cinq minutes", a-t-il expliqué dans l'émission Mise au point en présentant son appareil.

Le dispositif permettant de libérer les particules d'argent disposé de part et d'autre de l'avion. [RTS]
Le dispositif permettant de libérer les particules d'argent disposé de part et d'autre de l'avion. [RTS]

Il s'agit des mêmes particules d’argent utilisées aux Emirats arabes unis. Ce n'est toutefois pas pour déclencher la pluie qu'elles sont dispersées, mais pour limiter les dégâts de la grêle.

De l'argent "aspiré" par le nuage

Guidé par des météorologues, Jean-Daniel Val peut intervenir sur toute la Suisse. Il se positionne à 300 mètres sous les nuages, là où ceux-ci "aspirent", et quand il sent son avion porté par l’air, il commence l’ensemencement. Le nuage aspire alors les particules, ce qui favorise l’apparition de nombreux petits grêlons au lieu de quelques gros.

Les résultats semblent au rendez-vous, mais des données scientifiques fiables manquent. "C’est difficile de savoir si on a pu aider ou non! Moi, je n'ai pas les données scientifiques pour le dire, mais je pense que si c’est payé par une assurance, ça n'est pas pour rien", raisonne le pilote. Son entreprise vole en effet depuis 2018 pour un projet de la Bâloise Assurance. Objectif: limiter les frais de ses assurés, mais aussi collecter de nouvelles données, qui sont analysées par l’Ecole polytechnique fédérale de Zurich.

Premières preuves scientifiques

Et les résultats sont concluants: à l’intérieur du nuage, les scientifiques ont déjà réussi à photographier des cristaux de glace. "C’est la première étape de la chaîne. Oui, les iodures d’argent créent vraiment des cristaux. Nos expériences ont permis de mieux comprendre cette première étape", confirme la professeure de physique atmosphérique Ulrike Lohmann, qui dirige ces recherches.

De premières évidences scientifiques montrant l'efficacité de l'ensemencement des nuages contre la grêle ont été obtenues à l'EPFZ. [RTS]
De premières évidences scientifiques montrant l'efficacité de l'ensemencement des nuages contre la grêle ont été obtenues à l'EPFZ. [RTS]

Pour cette spécialiste des nuages, le changement climatique promet des orages plus violents. Savoir comment l’ensemencement fonctionne et les différentes possibilités qu’il offre est donc essentiel pour s’en protéger. "Les humains ont toujours essayé d’utiliser la nature. Dans les zones menacées par les inondations, on peut construire des digues. Avec la grêle, c’est dans les nuages qu’il faut agir", résume-t-elle.