Dimanche matin, le syndicat Unia a mené une action devant le magasin Migros de la gare Cornavin, à Genève. Il entendait dénoncer le malaise du personnel de vente alors que plusieurs employés souhaitent s'équiper de gants et de masques pour se protéger du coronavirus.
Une demande refusée par le Géant orange, comme l'explique à la RTS Tristan Cerf, porte-parole du groupe: "Ces mesures sont celles qui sont conseillées par l'Office fédéral de la santé publique (OFSP). Cela peut paraître étonnant de ne pas avoir de masque ou de gants, mais ce n'est pas ces mesures-là qui sont efficaces."
Sur son site internet, l'OFSP recommande en effet essentiellement le port du masque au personnel soignant ainsi qu'aux "personnes malades". Reste une question: si un masque peut permettre à une personne d'éviter d'en contaminer une autre, peut-il aussi protéger directement l'individu d'une éventuelle contamination? Interrogé à ce sujet lors du point presse du mardi 17 mars, Daniel Koch, responsable de la division des maladies transmissibles à l'OFSP, se voulait catégorique: "Il faut savoir l'utiliser. Or, le grand public n'a pas la capacité qu'a le personnel de soins à manipuler un masque. Il n'est donc pas prouvé que distribuer des masques au public permette de protéger les gens".
Les recommandations de l'OMS vont elles aussi dans ce sens. L'organisation ne préconise l'emploi du masque qu'à la condition de devoir s'occuper d'une personne présumée infectée par le Covid-19 ou d'être soi-même "malade". Des distinctions qui peuvent s'avérer difficiles à appréhender, en l'absence de tests.
Pourtant, de plus en plus de voix s'élèvent désormais pour dénoncer ces consignes. C'est notamment le cas en Asie, mais pas seulement, et c'est un véritable débat d'experts qui semble s'être engagé.
Clivage entre l'Ouest et l'Asie
Samedi, un article du Monde soulignait un véritable clivage entre les politiques occidentales et asiatiques concernant le port du masque.
Et le quotidien français de décrire des pays et des régions comme Taïwan, Hong Kong, Singapour, la Corée du Sud ou encore le Japon qui ne comprennent pas l'appel à ne porter des masques qu'à condition d'être malade.
Pour ces gouvernements asiatiques, c'est en en effet en partie le port préventif du masque qui a contribué à juguler l'avancée du coronavirus. Plusieurs experts de la région ont très vite recommandé l'emploi à grande échelle de cette protection, pour éviter la propagation du virus. C'est par exemple le cas du microbiologiste hongkongais Yuen Kwok-yung, qui après avoir pu visiter la ville chinoise de Wuhan, point de départ du Covid-19, a immédiatement préconisé l'utilisation universelle du masque dans la cité-Etat. Objectif affiché: protéger à la fois l'individu qui le porte et la communauté dans son ensemble et éviter dans la mesure du possible une propagation du virus par des personnes qui n'auraient par exemple que peu de symptômes.
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Keiji Fukuda, directeur de l'Ecole de santé publique de l'Université de Hong Kong, a également estimé que si le gouvernement de la région administrative spéciale avait pu enrayer la progression du coronavirus, c'était en grande partie dû à l'expérience et à l'habitude des Hongkongais de porter des masques, même en dehors d'une période d'épidémie.
Avec les crises du SRAS en 2002-2003 et du MERS en 2015, de nombreux pays asiatiques ont en effet développé une habitude largement partagée à utiliser des masques au moindre rhume pour limiter une éventuelle contagion. Dans d'autres pays, comme au Japon, le recours au masque est plus ancien et trouve sans doute son origine dans la grippe espagnole de 1918. Il s'est même depuis transformé en accessoire de mode.
Quoi qu'il en soit, à Singapour, Taipei, Séoul, Hong Kong ou Tokyo, les dirigeants ont fait le choix d'encourager au maximum l'entier de la population à porter des masques pour lutter contre le coronavirus, prenant en cela le contre-pied parfait des administrations occidentales.
Pour faire face à la demande, des fabriques ont été très vite mises sur pied alors que la Chine continentale a quant à elle pu continuer à compter sur sa place de premier producteur mondial.
Un débat aussi présent en Europe
Les questionnements sur l'efficacité des masques et sur leur emploi à grande échelle lors d'une pandémie ne s'arrêtent pas aux portes de l'Asie. En Europe, les critiques sont parfois vives et les désaccords entre spécialistes ou politiques nombreux.
En France, la porte-parole du gouvernement Sibeth Ndiaye expliquait lors d'une conférence de presse que les Français "ne pourront pas acheter de masques dans les pharmacies" parce qu'ils "ne sont pas nécessaires quand on est pas malades".
Quelques jours plus tôt, le Centre hospitalier Universitaire de Grenoble mettait en ligne un document montrant à son personnel comment fabriquer des masques en tissu, au cas où surviendrait une pénurie. Olivier Épaulard, infectiologue dans l'établissement, expliquait le 19 mars dans les colonnes du Dauphiné que ce masque serait "mieux que rien" voire "beaucoup mieux que rien".
C'est l'incompréhension qui semblait alors s'emparer d'une partie de la toile française, certains internautes ne comprenant pas comment un masque chirurgical classique ne pourrait pas être efficace pour une personne lambda alors qu'un masque en tissu serait plus avantageux que "pas de masque du tout" pour du personnel soignant.
Depuis, les tweets s'enchaînent pour critiquer, voire moquer les explications du gouvernement.
Un problème de communication et de logistique?
Pour Zeynep Tufecki, professeure associée en Sciences de l'Information à l'Université de Caroline du Nord, le discours autour des masques de protection est devenu une véritable étude de cas sur la "façon dont il ne faut pas communiquer avec le public".
Dans un long billet d'opinion publié par le New York Times, elle estime que le message qui explique que les gens n'ont pas besoin de masques ou tout simplement qu'ils ne sauraient pas comment s'en servir est "contre-productif" et qu'il pourrait au contraire pousser les gens à thésauriser davantage ces objets, qui devraient aller en priorité au personnel de santé.
Zeynep Tufecki juge qu'il existe ici une réelle contradiction et pose une question rhétorique sous forme de boutade: "comment les masques protégeraient-ils magiquement de manière exclusive les personnes qui travaillent dans le domaine de la Santé?" Pour elle, la réponse est simple. Les masques fonctionnent au sens large du terme et même si c'est imparfait, ils offrent une protection réelle. Et d'expliquer que leur utilisation a toujours été conseillée "dans le cadre d'une réponse standard à la présence de personnes infectées".
S'exprimant spécifiquement sur la situation américaine, la "techno-sociologue" turque estime qu'il aurait été préférable pour les autorités de jouer la carte de la transparence et d'admettre que "malgré la crise du SRAS en 2003, les Etats-Unis n'étaient pas prêts pour cette pandémie, qu'ils n'ont pas augmenté la production nationale de masques quand ils le pouvaient et qu'il existe maintenant une pénurie - un situation désastreuse pour les agents de santé en première ligne pour qui il est essentiel d'avoir la meilleure protection".
Et de conclure son intervention sous forme de rappel: "On disait autrefois qu'en Union soviétique, s'il y avait une file, on se mettait d'abord dans la file et on comprenait ensuite à quoi elle servait. Les gens savaient qu'il existait fréquemment des pénuries et que les autorités mentaient souvent, alors ils amassaient les produits dont ils avaient besoin (...) Demander aux personnes qui ont amassé des masques d'en faire un don au personnel médical fonctionnerait probablement mieux que de leur dire qu'ils ne sauront pas s'en servir (...) La recherche montre que pendant les catastrophes, les gens peuvent montrer un comportement étonnamment altruiste, mais les interventions des autorités peuvent se retourner contre elles si elles alimentent la méfiance ou traitent le public comme un adversaire."
Une marge faible en Suisse
En Suisse, on se refuse pour l'instant à parler de pénurie de masques. Mais l'immense majorité des pharmacies du pays sont en rupture de stocks depuis de nombreuses semaines et les hôpitaux expliquent être dans une situation "à flux tendu".
La Confédération n'a actuellement pas fait d'appel aux dons des particuliers et n'a pas non plus procédé à des réquisitions. Le nombre de masques disponibles et/ou commandés reste pourtant la grande inconnue. D'après une enquête de la RTS diffusé dans le 19h30, la marge entre les besoins et les moyens semble toutefois faible.
Dans ces conditions, il n'est pas impossible de penser qu'une fois la crise passée, et qu'une pénurie se soit réalisée ou non, de nombreuses questions reviennent sur la table. La Suisse devrait-elle disposer d'une réserve stratégique de masques plus importante? Dans le cas d'une nouvelle pandémie, faudrait-il demander à l'entier de la population de porter des masques? Est-ce que des usines de production domestiques sont-elles indispensables?
Priorité au corps médical
Enfin, il apparaît important de rappeler une fois encore que si des masques de protection viennent à manquer, ils doivent à tout prix revenir en priorité au personnel médical. Sur ce point, le consensus apparaît mondial.
Par ailleurs, il est également significatif de préciser qu'un masque, quel qu'il soit, ne remplace à aucun moment les recommandations d'hygiène édictées par l'OFSP ou encore la distanciation sociale.
Les gens qui sont malades ou non et qui portent un masque sont pourtant une réalité. Pour eux, des consignes d'emploi sont disponibles sur le site de l'OFSP ou sur celui de l'OMS.
Tristan Hertig