Souvent les parents d’enfants ayant un épisode anorexique ne s’inquiètent que tard. Le plus souvent, les jeunes filles touchées excellent dans leur scolarité et font du sport; elles contrôlent tout.
C’est précisément la vision d’elle-même qu’a Émilie en décembre 2019: "Je me lève à 5h du matin, je descends au sous-sol pour faire une heure de vélo. J’en suis arrivée à la conclusion que je n’avais besoin que de 1500 calories par jour pour vivre, et la ‘petite voix’ avait décidé que je devais brûler 2500 calories par jour". Un jour, sa mère la surprend et s’inquiète. Elle l’emmène consulter à ESCAL, l’espace de soins pour les troubles du comportement alimentaire des HUG, un hôpital de jour dont Émilie va suivre le programme.
"Émilie, tu veux mourir!"
"Émilie, tu veux mourir", s'exclame sa sœur en la voyant au printemps 2020. Pourtant jumelle monozygote, elle ne ressemble plus vraiment à Émilie qui pèse alors 56 kg pour 1m78. Pour cette dernière, cette phrase est un électrochoc et sert de premier pas sur le chemin de la guérison.
À ESCAL, Émilie suit notamment des cours de psychoéducation. Elle y apprend par exemple que 5% des personnes touchées par l’anorexie en décèdent, le plus souvent par un arrêt cardiaque. Dans son groupe de huit jeunes filles, c’est l'incrédulité qui domine: "On se dit qu’ils essaient juste de nous faire peur".
Cette réaction et ce sentiment d’invincibilité sont bien connus du psychiatre Marco Solca, chef de clinique scientifique à ESCAL: "Au début des symptômes, la patiente ou le patient est content de sa capacité à se restreindre au niveau alimentaire, il ne voit pas où est le problème. Donc la première partie de la thérapie va consister à faire prendre conscience de la maladie".
Incident de vol
Émilie et ses parents parviennent à convaincre l’équipe soignante d’ESCAL qu’ils ont besoin de partir en vacances en famille. Après avoir refusé de manger à l’escale d’Istanbul, Émilie fait un malaise dans le deuxième vol. "Je commence à voir flou, mes jambes sont très faibles, je regarde ma maman et je lui dis que je vais m’évanouir". La mère d’Émilie sort un paquet de biscuit de son sac et rapidement, Émilie reprend ses esprits.
C’est pour elle le deuxième électrochoc, le lien entre la théorie de ses cours de psychoéducation et la réalité: tout organisme vivant a ses limites.
Explications et rétablissement
À l’automne 2020, et avec l’aide des thérapeutes d’ESCAL, Émilie arrive à comprendre les causes de son comportement alimentaire. "À l’âge de 16 ans, ma sœur jumelle est partie en internat pour faire du ski. Avant on faisait tout ensemble, et là, du jour au lendemain, je me suis sentie abandonnée. Ce sentiment d’abandon s’est répété avec deux événements. Le décès de mon grand-père, premier décès dans la famille, puis la période Covid; on était tous enfermés chez nous. Beaucoup d’amitiés ont lâché. Je me suis dit qu’il fallait que je contrôle quelque chose. Je ne peux pas contrôler le fait que les gens m’abandonnent, alors je vais contrôler quelque chose que je sais contrôler: l’alimentation."
C’est une maladie avec beaucoup de souffrance; l’anorexique ne choisit pas d’être anorexique, il n’y a pas d'avantage à l’être.
À partir de là, Émilie se rétablit rapidement. Elle a, selon les statistiques, de la "chance": elle fait partie des 50% des patientes et patients qui – à cinq ans – sont en rémission totale. Pour elle, l’épisode aura duré une année.
Des points positifs?
Émilie pense que cette épreuve l’a consolidée, surtout au niveau psychologique. "Grâce à cette expérience, j’ai réussi à aller de l’avant, à faire mon deuil et maintenant j’arrive à trouver une alternative à la restriction alimentaire pour évacuer le stress et surmonter des événements douloureux."
Quand on interroge Marco Solca sur un éventuel bénéfice, ou "effet secondaire positif" à l’anorexie, il tient d’abord à rappeler certains faits: "C’est une maladie avec beaucoup de souffrance; l’anorexique ne choisit pas d’être anorexique, il n’y a pas d'avantage à l’être."
Mais selon lui, une perspective évolutionniste peut éclairer ce trouble. "L’évolution a favorisé peut-être certains profils psychologiques, par exemple la recherche de perfectionnisme ou la capacité de contrôle de soi, et l’anorexie pourrait être un 'dommage collatéral' de cette perspective évolutionniste".
En d’autres termes l’anorexie serait une sorte d’emballement, d’hyper compétence du contrôle de ses propres pulsions. Et pour une raison encore mal comprise, les hommes sont huit fois moins touchés que les femmes.
Adrien Zerbini