Tout commence avec une aventure à vélo un peu particulière dans les rues de Bâle. Albert Hofmann rentre chez lui en ce lundi d'avril 1943.
Juste avant le week-end, le vendredi 16, du LSD entre accidentellement dans son organisme: une goutte a dû tomber sur sa peau dans son laboratoire. Il se sent bizarre, agité, avec des vertiges.
Plusieurs années plus tard, devant une caméra de télévision, il confie: "Arrivé à la maison, je me suis assis sur le sofa; j'ai commencé à rêver. J'avais des visions magnifiques, je voyais des images multicolores. Ça a duré quelques heures, puis les images ont disparu. Et là, je me suis dit 'C'est quelque chose que j'ai dû attraper au laboratoire'."
En ce début de semaine, il ingère donc volontairement 250 microgrammes de la substance – ce qu'il croit être une petite dose (ça ne l'est pas!) – pour mieux comprendre ses effets. Moins d'une heure après, il expérimente de soudains et intenses changement de perception et décide de quitter ses bureaux. Il se souvient d'un trajet à vélo rempli d'anxiété; il croit devenir fou. Se pense empoisonné.
Le chimiste vient d'embarquer pour le premier trip de l'histoire du LSD. Il découvre ainsi la puissance hallucinogène de l'ergot de seigle, un champignon parasite dont il a lui-même modifié la molécule cinq ans plus tôt. Albert Hofmann avait en effet synthétisé le LSD – un abrégé de son nom en allemand, Lysergsäurediethylamid – en novembre 1938 dans les laboratoires de Sandoz, son employeur. Il cherchait alors un nouveau médicament analeptique, soit qui puisse servir comme stimulant respiratoire et circulatoire.
L'anniversaire de ce trajet psychédélique en bicyclette est célébré par les partisanes et partisans de la culture pop LSD comme le "Bicycle Day", le jour du vélo. La voie est désormais ouverte à d'autres expérimentations pour cette substance qui provoque un changement profond de la conscience, même à de très petites doses.
De l'espoir thérapeutique à la prohibition
Après la Seconde Guerre mondiale, le LSD est utilisé uniquement pour des recherches scientifiques: Sandoz produit ainsi la substance pour le corps médical entre 1947 et 1966. Dans les années 1950, l'armée américaine effectue des tests avec le LSD, notamment sur des soldats.
Albert Hofmann le destinait à des utilisations en psychiatrie ou en neurologie; il n'imaginait pas que quiconque puisse l'utiliser à des fins récréatives.
Suivront les années hippies et la popularité grandissante de cette drogue puissamment hallucinogène communément appelée "acide". Le LSD, qui bouscule les perceptions, devient symbole d'un mode de vie. Il inspire notamment des artistes dans l'art, la littérature et la musique.
En 1966, le Congrès américain le criminalise en raison de ses effets prétendument nocifs; d'autres pays suivront, notamment sous l'influence de la "guerre aux drogues" du président américain Richard Nixon. Interdit, clandestin, le LSD a mauvaise presse et toute étude autour de cette molécule devient impossible. Une prohibition problématique pour la science.
L'enfant terrible
En 1979, se sentant responsable de son invention, Albert Hofmann publie "LSD – Mein Sorgenkind", soit "LSD – Mon enfant terrible" dans sa traduction en français. Son livre désire renverser l'illégalité dans lequel se trouve le diéthylamide de l'acide lysergique, car il existe pour l'auteur des usages médicaux pouvant justifier sa prise.
Albert Hofmann a toujours soutenu que le LSD était un outil important pour étudier la conscience humaine. Jusqu'à la fin de sa vie, il œuvre pour sa réhabilitation, tout en affirmant qu'il a la capacité de faire progresser la condition spirituelle des êtres humains: "J'ai produit cette substance comme un médicament. Ce n'est pas ma faute si les gens en abusent", déclare-t-il un jour, comme le rappelle le Guardian dans la nécrologie consacrée à l'homme de science disparu à 102 ans, le 29 avril 2008.
Renouveau médical
Aujourd'hui, avec un encadrement thérapeutique, le LSD – à côté de la psilocybine et de la MDMA – permet des avancées dans le soin des addictions, du traitement du stress post-traumatique et de la dépression.
>> Lire: Une étude atteste une efficacité de la psilocybine dans le traitement de la dépression et LSD, psilocybine ou MDMA: le retour des psychédéliques dans la médecine
La Suisse est pour l'heure le seul pays où la patientèle peut être traitée en clinique avec du LSD. La substance est toujours illégale, mais l'Office fédéral de la santé publique (OFSP) accorde des autorisations exceptionnelles pour la recherche; une pharmacie du canton de Bâle fournit le LSD à toute la Suisse.
A Genève, les Hôpitaux Universitaires sont à la pointe dans ce domaine et ont déjà traité des personnes dans le cadre du programme PAP, la psychothérapie assistée par psychédéliques: "Ce sont définitivement des substances intéressantes dont la recherche a été empêchée et ralentie par une prohibition très très problématique", remarque Daniele Zullino, médecin chef du service d'addictologie des HUG, interrogé dans un récent Temps Présent.
Désormais, le monde médical semble voir un réel espoir pour la psyché malade. Mais l'industrie pharmaceutique risque de faire la sourde oreille: "Ce n'est pas très intéressant pour elle de développer un médicament avec un résultat positif après seulement trois ou quatre prises", souligne le professeur Matthias Liechti, directeur de l'Unité de pharmacopsychologie de l'Université de Bâle, dans un reportage de Mise au Point en 2016.
"Imaginez: on peut traiter une phobie avec des antidépresseurs que je dois prendre quotidiennement et je l'échange avec deux séances au LSD avec un psychiatre, avec les mêmes effets. Si cela se confirme, c'est une révolution. Mais je ne pense pas que l'industrie soit intéressée, car ce n'est pas très rentable".
Le LSD semble là pour durer: les résultats médicaux, l'intérêt de la population et des instances politiques pourront sans doute jouer un rôle majeur dans sa déstigmatisation.
>> Sur la page des archives de la RTS, un reportage de "Continents sans visa", réalisé par Jean-Pierre Goretta et Michel Glardon: Du LSD à l'antenne de la TSR (1966)
Sujet radio: Anne Fournier
Article web: Stéphanie Jaquet