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Il y a une "frénésie enthousiaste", mais peu de "compréhension de l'IA dans le domaine médical"

Christian Lovis, professeur et président du Service des sciences de l’information médicale. [HUG - DR]
L'invité de La Matinale - Christian Lovis, professeur et médecin-chef du Service des sciences de l’information médicale / L'invité-e de La Matinale / 27 min. / le 29 mai 2023
La santé est l'un des domaines où le développement de l'intelligence artificielle, dans laquelle beaucoup d'attentes sont placées, se développe le plus vite. Interrogé lundi dans La Matinale, Christian Lovis, professeur d’informatique clinique, souligne toutefois le manque de connaissances actuel sur les effets de l'IA, aussi bien positifs que négatifs.

L'Organisation mondiale de la santé (OMS) s’inquiétait la semaine dernière de la non-application du principe de précaution sur l'intelligence artificielle générative, estimant que "l’adoption précipitée de systèmes qui n’ont pas été testés pourrait entraîner des erreurs de la part des personnels de santé, nuire aux patients, saper la confiance dans l’intelligence artificielle et ainsi compromettre (ou retarder) les avantages et les utilisations potentiels à long terme de ces technologies dans le monde entier".

Ce constat est partagé par Christian Lovis, médecin-chef du service des sciences de l’information médicale aux Hôpitaux universitaires de Genève et professeur d’informatique clinique. Il parle même d'une "frénésie enthousiaste" autour de ChatGPT.

"Envisager tous les effets délétères"

"Il y a un foisonnement de projets qui tentent de montrer les potentiels bénéfices de l'intelligence générative. Mais il y a aussi la montée de craintes, lorsqu'on découvre des comportements inattendus de ces outils. Ce sont des technologies qui engendrent beaucoup d'espoir, mais nécessitent une compréhension de leur fonctionnement, de leur puissance et de leurs limites. Mais cette compréhension est très mal maîtrisée dans le domaine médical", déplore-t-il lundi dans La Matinale.

Il rappelle toutefois que ce débat existe en médecine pour beaucoup de technologies. "Il faut aller vite pour sauver des vies et mettre sur le marché des médicaments disruptifs, mais prudemment pour être sûr d'avoir envisagé tous les effets potentiellement délétères de ces nouveaux systèmes."

Résumés des connaissances et pose de diagnostics

Christian Lovis évoque ensuite les différentes promesses de l'IA dans la médecine. "Les intelligences artificielles génératives permettent de résumer la connaissance médicale dans certains domaines. Par exemple, si on veut avoir un état actuel des connaissances sur le traitement de l'asthme, il faut faire une revue de la littérature, relire beaucoup d'articles... C'est un travail long et compliqué. L'IA peut fournir de très sérieux résultats".

Il n'y a pas de e-patients et de e-cancers, il n'y a que des patients et des cancers qui ne sont jamais comme dans les livres

Christian Lovis, médecin-chef du service des sciences de l’information médicale aux Hôpitaux universitaires de Genève et professeur d’informatique clinique

"Un autre domaine pour les professionnels, c'est d'enrichir ces intelligences avec des cas cliniques réels pour générer des diagnostics différentiels", explique-t-il.

Il évoque aussi la capacité de l'IA de générer des nouvelles molécules, par exemple pour le développement de vaccins ou de médicaments, et de les tester virtuellement, ce qui permettrait d'accélérer le processus. "Mais ce n'est qu'une partie de la genèse d'un nouveau médicament. Il faut ensuite tester l'efficacité et la toxicité réelles des substances et développer des méthodes pour les administrer de manière sûre. L'IA peut aider, mais ne permettra pas de passer de dix ans à 24 heures", illustre-t-il.

Un expert médical à disposition jour et nuit

Un prototype de cabine permettant la prise automatique des constantes médicales sans intervention humaine. [AFP - Eric Dervaux / Hans Lucas]
Un prototype de cabine permettant la prise automatique des constantes médicales sans intervention humaine. [AFP - Eric Dervaux / Hans Lucas]

Pour les patientes et patients, l'IA pourrait permettre d'avoir à disposition "un expert de la santé auquel on pourrait poser des questions jour et nuit et qui prendrait le temps de répondre, dans les détails et de manière empathique", anticipe Christian Lovis.

Mais pour l'instant, nuance-t-il, les intelligences génératives ne "fonctionnent très bien que quand les cas sont classiques, non ambigus. On voit que le poids de la probabilité des phrases est plus important que le poids du sens des phrases." Or, dans la vie, "il n'y a pas de e-patients et de e-cancers, il n'y a que des patients et des cancers qui ne sont jamais comme dans les livres", image-t-il.

Le professeur d’informatique clinique constate toutefois des progrès dans le développement des intelligences artificielles, notamment avec les mises à jour fréquentes de ChatGPT, ce qui ouvre "de l'espoir".

Propos recueillis par Eric Guevara-Frey

Adaptation web: Victorien Kissling

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"Il y a un besoin urgent de formation" du monde médical

A la question de savoir comment gérer l'intégration des intelligences artificielles dans le monde médical, Christian Lovis évoque d'emblée "un besoin d'urgent de formation". "Mais c'est un besoin compliqué à remplir, parce que les outils évoluent très rapidement."

Par ailleurs, "beaucoup de tâches qu'on demande aux étudiants sont obsolètes quand on voit ce que peut faire ChatGPT. Il faut donc s'interroger si on veut une tête bien pleine ou une tête bien faite. C'est une réflexion qui a lieu depuis de nombreuses années dans les facultés de médecine et en particulier à Genève, et qui a déjà entraîné une réforme des études de médecine pour laisser davantage de temps à la réflexion."