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Diagnostic, recherche, médicaments: la médecine est-elle sexiste?

Dans le domaine de la santé, femmes et hommes ne sont pas logés à la même enseigne puisque la médecine a pendant longtemps été faite par des hommes et pour des hommes. Mais la situation change, notamment dans la recherche et le diagnostic. Dans Nouvo, Carole Clair et Joëlle Schwarz, coresponsables de l’unité "Santé et genre" d’Unisanté, reviennent sur cette évolution.

Comme dans les autres domaines de la société, la médecine n'échappe pas à la question de l'égalité entre hommes et femmes. Et les différences biologiques sont loin d’être seules en cause. Les représentations sociales du féminin et du masculin influencent en effet les patientes et patients, le corps médical et la recherche. Et cela ne date pas d’hier. Pendant longtemps, la médecine était faite par les hommes et pour les hommes.

"Le savoir médical a été construit sur le modèle masculin"

Pour Joëlle Schwarz, coresponsable de l’Unité "Santé et genre" à Unisanté, "le savoir médical a été construit sur le modèle masculin: homme, blanc, de 70 kilos, d’âge moyen. Donc les connaissances sont plus à jour et plus précises sur ces corps-là."

Parfois, la médecine a aussi contribué à construire des connaissances erronées et justifié l’infériorité des femmes par rapport à leurs caractéristiques physiques ou biologiques.

"Au 19 siècle, des anatomistes ont décrit ces différences par rapport à la taille et au poids du cerveau, pour justifier certains droits. Par exemple, le fait que les hommes étaient capables de prendre des décisions alors que les femmes, du fait d’une taille inférieure de leur cerveau, de certaines caractéristiques physiques et biologiques, en étaient incapables et devaient donc être mises sous la tutelle des hommes", raconte Carole Clair, également coresponsable de l’Unité "Santé et genre" à Unisanté.

Une fillette née avec une malformation due à la thalidomide, en juillet 1963. [Keystone - AP Photo]
Une fillette née avec une malformation due à la thalidomide, en juillet 1963. [Keystone - AP Photo]

Autre exemple, dans les années 60-70, des scandales thérapeutiques explosent. On s’aperçoit que des médicaments, comme la thalidomide, censés être inoffensifs pour les femmes enceintes, provoquent la naissance de milliers d’enfants avec des malformations. "À partir des années 90, on se rend compte que ce modèle masculin ne convient pas à 50% de la population. Aux Etats-Unis d'abord, puis en Europe, on inclut alors à nouveau les femmes", poursuit Carole Clair.

L’illustration avec la prise en charge de certaines maladies

Les représentations sociales du féminin et du masculin vont s’illustrer dans la prise en charge de certaines maladies. L’exemple classique, ce sont les maladies cardio-vasculaires. L’infarctus du myocarde a longtemps été considéré comme une maladie d’homme, quinquagénaire, bedonnant, fumeur et stressé au travail. Résultat: les femmes sont sous-diagnostiquées et c’est la première cause de leur mortalité dans le monde.

Le contre-exemple, c’est l’ostéoporose. La recherche médicamenteuse s’est majoritairement faite sur des sujets féminins. Conséquence: la mortalité, après une fracture des hanches, est plus importante chez les hommes. Pour Carole Clair, "ces différences ont un impact très concret sur la santé. Ce sont des personnes qu’on va mal diagnostiquer, ce qui peut mener jusqu’au décès."

Les troubles psychiques aussi concernés

Au niveau psychique, les enquêtes statistiques montrent que les troubles autistiques sont en moyenne 3 à 4 fois mieux repérés chez les garçons que chez les filles, pour qui le retrait sur soi ou le défaut d’interactions sociales sont plus facilement considérés comme de la réserve et de la timidité. Résultat: les femmes autistes sont mal diagnostiquées et mal prises en charge.

>> Revoir aussi l'émission 36.9° consacrée à l'autisme au féminin :

Vignette "Autisme au féminin" 36.9°
Autisme au féminin : la différence invisible / 36.9° / 28 min. / le 6 octobre 2021

Dans certains cas, la socialisation et la biologie jouent aussi un rôle, comme pour la gestion de la douleur. Les sociétés occidentales considèrent que les femmes résistent mieux à la douleur et que "les hommes sont plus douillets", "ce qui est faux", explique Carole Clair.

Pour montrer que la douleur se module, une étude allemande a soumis deux groupes d’hommes à un stimulus douloureux. Au premier groupe, les chercheurs ont indiqué que, grâce à l’évolution et leur passé de chasseur-cueilleur, les hommes étaient beaucoup plus résistants. Au second groupe, ils ont expliqué que l’homme était plus sensible, car la femme a dû développer des mécanismes vu qu’elle enfante. "Le groupe qui avait reçu le message que l’homme était plus résistant a supporté plus longtemps la douleur. Cette modulation à la douleur en fonction du message reçu se voyait même au niveau cérébral, grâce à une IRM", développe Carole Clair.

À ces stéréotypes de genres s’ajoutent des clichés liés à l’appartenance culturelle et l’origine migratoire. Dans les services hospitaliers, on parle du "syndrome méditerranéen", prétendant que "les personnes qui viennent du sud du bassin méditerranéen se plaignent de manière plus spectaculaire lorsqu’elles arrivent en urgence. Et qu'il faudrait du coup minimiser en tant que soignant l’expression de ces patients-là. Ce qui est évidemment un stéréotype qu’on déconstruit dans notre enseignement (…) On a besoin de traiter les personnes dans leur individualité", détaille Joëlle Schwarz.

Une médecine des appareils reproducteurs féminins

Pendant longtemps, la médecine pour les femmes se cantonnait à une médecine des appareils reproducteurs, seul élément tangible qui différencierait les femmes des hommes. Les pays germanophones l'appellent "la médecine bikini", à savoir "une focalisation sur la santé reproductive, des parties situées sous le bikini chez les femmes, le reste du corps étant simplement considéré comme des hommes en un peu plus petit", explique Joëlle Schwarz.

Intégrer ces notions dès le départ permet d’éviter de retirer des traitements médicamenteux du marché parce qu’on se rend compte qu’ils sont dangereux pour le 50% de la population

Carole Clair coresponsables de l’unité "Santé et genre" d’Unisanté

Alors que les services de gynécologie et d’obstétrique étaient occupés par des hommes, la deuxième vague féministe va œuvrer à reprendre le pouvoir sur ce savoir médical. Malgré ces avancées, les recherches sont par exemple quasi inexistantes en ce qui concerne la ménopause. Moins de 4% des publications scientifiques mondiales traitent de ce domaine. "Les femmes en post-ménopause représentent pourtant une grande partie de la population. D’autant plus que la population vieillit. Et elles sont de nouveau invisibilisées. Pour moi, c’est comme avec l’endométriose ou les règles. On n’y touche pas trop, on accepte que la nature est ainsi faite. Ce n'est que relativement récemment qu’on s’y est intéressé", raconte Carole Clair.

Qu'a-t-on à gagner à réduire ces inégalités?

Réduire ces inégalités offre un potentiel économique. "Mieux prendre en charge permet de réduire les coûts de la santé. Si on pense à la recherche par exemple, intégrer ces notions-là dès le départ permet d’éviter de retirer des traitements médicamenteux du marché parce qu’on se rend compte qu’ils sont dangereux pour le 50% de la population", ajoute Carole Clair.

Pour le personnel soignant, être conscient des stéréotypes de genre permet d’offrir un meilleur diagnostic et une meilleure prise en charge. Et cela doit passer par une formation sur ces questions de genre. Une formation relativement récente commence à s’installer dans les facultés de médecine romande.

Les jeunes aujourd’hui veulent faire juste sur les questions de sexisme, de racisme, d’orientation sexuelle, de questions liées au genre. Ils posent beaucoup de questions pour bien prendre en charge les personnes

Joëlle Schwarz, coresponsables de l’unité "Santé et genre" d’Unisanté

"Des cours sont intégrés à la pratique clinique, on décortique avec les étudiantes et les étudiants leur prise en charge clinique et on essaie de leur faire identifier des biais dans la façon dont on pose des questions à l’anamnèse, ou la gêne d'un examen du corps lié à la nudité (…) Idéalement ça serait aux enseignantes et enseignants de leur discipline respective à le faire", explique Joëlle Schwarz

Carole Clair a constaté un changement: "Il y a 10 ans, je passais beaucoup de temps à expliquer aux étudiantes et étudiants ce que c’était le sexe, le genre. Aujourd’hui, c’est beaucoup plus évident pour la majorité." Pour Joëlle Schwarz, "les jeunes aujourd’hui veulent faire juste sur les questions de sexisme, de racisme, d’orientation sexuelle, de questions liées au genre. Ils posent beaucoup de questions pour bien prendre en charge les personnes et ça, ça me donne un espoir."

Une volonté politique

D’énormes progrès ont déjà été réalisés. Par exemple, en Europe et aux Etats-Unis, il n’est désormais plus possible de mener un essai clinique uniquement sur des sujets masculins. En Suisse, ce n’est pas encore le cas, mais des postulats et motions ont été soumis à la suite du 14 juin 2019.

"Politiquement ça bouge, on verra si ça amène à des changements concrets. Par le passé, on a vu que ces thématiques ont tendance à suivre des vagues comme celles du féminisme. Parfois elles sont plus mises en avant et retombent ensuite aux oubliettes. Mais on va voir si ça débouche sur des projets concrets. L'espoir est là", conclut Joëlle Schwarz.

Hélène Joaquim

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